MONTAIGNE DES CANNIBALES

Montaigne Des Cannibales. Au chapitre 31 du premier volume des Essais, Montaigne relate en 1580 sa rencontre avec trois Indiens. Or, cette confrontation entre la vieille Europe et des indigènes du Nouveau Monde à Rouen en 1562 est à l’origine du relativisme culturel (dissertation sur « Notre monde vient d’en trouver un autre ») observé par Montaigne qui réinvestit également la pensée des penseurs Sceptiques de l’Antiquité qui ne cessent de questionner notre accès à la vérité. (Voir fiche récapitulative sur la pensée antiques dans les Essais et particulièrement « Des coches » et « Des cannibales »)

On voit les cannibales de Montaigne représentés dans un tableau.

MONTAIGNE DES CANNIBALES: le texte du commentaire

Trois d’entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de ce côté-ci de l’océan, et que de cette fréquentation  naîtra leur ruine, (comme je présuppose qu’elle est déjà avancée, bien malheureux qu’ils sont de s’être laissé tromper par le désir de la nouveauté, et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre), se trouvèrent à Rouen, au moment où le feu roi Charles IX y était. Le Roi  leur parla longtemps; on leur fit voir nos manières, notre faste, l’aspect extérieur d’une belle ville.[ Après cela, quelqu’un leur demanda ce qu’ils en pensaient, et voulut savoir d’eux ce qu’ils  avaient trouvé de plus surprenant ; ils répondirent trois choses dont j’ai perdu la troisième, et en suis bien marri ; mais j’en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant d’hommes grands, portant la barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable qu’ils parlaient des Suisses de sa garde), consentissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisît pas plutôt l’un d’entre eux pour commander ; secondement (ils ont une expression qui consiste à appeler, les hommes moitié les uns des autres7) qu’ils avaient remarqué qu’il y avait parmi nous des hommes remplis et gorgés de toutes sortes de ­bonnes choses, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés par la faim et la pauvreté ; et ils trouvaient étrange que ces moitiés ici nécessiteuses pussent supporter une telle injustice, sans prendre les autres à la gorge, ou mettre le feu à leurs maisons.]

Je parlai à l’un deux fort longtemps ; mais j’avais un interprète qui m’assistait si mal et que sa bêtise empêchait tellement de comprendre que je n’en pus guère tirer de plaisir de cet entretien.[ Quand je lui demandai quel profit il recueillait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un chef, et nos matelots l’appelaient roi), il me dit que c’était marcher le premier à la guerre ; de combien d’hommes il était suivi, il me montra un certain espace, pour m’indiquer qu’il en avait autant qu’il pourrait y en avoir sur un tel espace : ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes ; si, avec la guerre, toute son autorité prenait fin, il dit qu’il lui en restait ceci que, lorsqu’il visitait les villages dépendant de lui, on lui taillait des sentiers au travers des fourrés de leurs bois, par où il pût passer bien à l’aise.

Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi ! Ils ne portent point de hauts-de-chausses.

I)Une rencontre

       A/Montaigne des cannibales: Un épisode autobiographique 

  • D’abord, lignes .1-6, Montaigne résume la situation  » rencontre de Montaigne avec des Indigènes à Rouen auprès du roi Charles IX (en 1562). Il fait ainsi une référence au réel.
  • Ensuite, la longue phrase est construite sur deux propositions :

¤ l’une introduite par un participe présent « ignorant »

¤l’autre par l’adjectif « malheureux »  » . Or ces deux mots résument le destin des Indiens 1 siècle à peu près après la découverte du Nouveau Monde et 15 ans après les avoir rencontrés (on date la rédaction de cet essai de 1578).

  • Ensuite, Montaigne considère que cette méconnaissance de l’Europe, voir l’emploi de la périphrase : « des corruptions de ce côté-ci de l’océan » (l.2) n’est pas une absence de savoir.

Mais Montaigne constate que cette ignorance les mènera à leur perte comme en témoigne le champ lexical du mal.

  • « Ce côté ci de l’océan », « le nôtre » (l.5) : celui de la tromperie, du vice et de l’autre : « douceur de leur ciel » (l.5)  » opposition manichéenne entre Bien et Mal, Montaigne prend d’emblée le parti des Indigènes.
  • Ainsi, Montaigne porte un regard compatissant sur ces Indigènes.

B/Montaigne témoin

  • En outre, Montaigne est un témoin de la scène : « le roi leur parla » : Montaigne narrateur interne de la scène et « on leur fit voir » : Montaigne consigne les faits avec pronom impersonnel « on ».
  • Par ailleurs, la question évoquée est significative. Le discours rapporté indirectement « quelqu’un leur demanda ce qu’ils trouvaient de plus surprenant » , repose sur l’usage du superlatif. Il indique qu’implicitement on attend une réponse laudative, d’admiration. Autrement dit, on essaie de contraindre la réponse : les Indigènes déplacent la question en répondant à ce qu’ils ont trouvé « fort étrange. » (superlatif)
  • (l.10)Or l’ authenticité de la réponse est saisissante.
  • Montaigne ne fait qu’enregistrer la rencontre.

C/Le regard indigène sur l’Europe 

Dans ce regard porté sur la civilisation européenne par un étranger, deux remarques apparaissent fondamentales : le pouvoir et la répartition des richesses.

D’ailleurs, la réponse est évoquée de manière organisée par Montaigne « en premier lieu » », « secondement » :

  • Monarchie de droit divin leur paraît surprenante. L’énumération, le pluriel et « tant » créent un effet de nombre des hommes (gardes suisses) qui veillent à la sécurité du roi. Ainsi: « tant d’hommes grands portant la barbe, forts et armés » (l.12) par opposition à « un enfant » (brièveté du GN renforce l’opposition à ce pluriel d’hommes matures.)

Rappelons que Charles IX est sacré à l’âge de 10 ans, à la mort de François II. Mais sa mère, Catherine de Médicis assure la Régence jusqu’à sa majorité.

  • De plus, la répartition injuste des richesses est dénoncée avec plus de précision et plus directement à travers l’emploi du mot « moitiés » et la répétition (insistance sur le nombre de nécessiteux). D’ailleurs, ce langage « moitié » donne à penser qu’il y a une équité entre la valeur d’un homme pauvre et celle d’un homme riche dans leur société (contrairement au XVIème en France)
  • Puis l’opposition est intéressante.

¤ remplis….gorgés » : opulence des uns

¤ décharnés : vide des autres

« richesse et pauvreté vues de manière concrète et pragmatique

           (l.19) « si… telles » : intensifie l’injustice et s’étonne du fait qu’aucune révolte ne se mette en place pour rétablir la justice.

            (l.20) le recours à la violence physique serait alors légitime (cf parallélisme « prendre ou mettre… »

Cette rencontre entre la Cour et les Indigènes  relatée par Montaigne annonce à travers le dialogue rapporté un choc des civilisations.

II)Le choc des civilisations

Dans le deuxième paragraphe, Montaigne n’est plus seulement témoin, il dialogue avec l’un d’eux (un roi ?un chef ?)

         A/Montaigne dialogue avec un indigène

  • Ainsi, la question de Montaigne sur le pouvoir du chef est intéressante.

On observe alors l’emploi du vocabulaire du pouvoir (profit, supériorité, chef, roi)

¤Question de Montaigne connait un déplacement dans la réponse : il s’attend à ce qu’il évoque un privilège, mais ce qu’évoque leur chef est un devoir.

¤On peut d’ailleurs lire un jeu sur la polysémie du mot « chef » : pour Montaigne c’est celui qui dirige et en tire un bénéfice alors que pour l’indigène, il utilise le mot au sens étymologique (« Caput, capitis : la tête).

  • Question de Montaigne sur le pouvoir en temps de paix :
  • « autorité » (l.29) opposée à la modestie « sentiers »
  • Décalage dans l’échelle des réponses qui ne correspondent pas à ce qui est d’usage en Europe, en France en particulier.

B/Un dialogue malaisé 

  • Difficulté à discuter en raison du fait que la langue des indigènes est méconnue  » difficulté donc à utiliser des termes justes et précis.
  • Le rôle de l’interprète : intensifie « si mal », terme péjoratif « bêtise ». Ainsi, l’interprète est probablement moins ouvert sur cette culture qui diffère tant de la nôtre.
  • Mais c’est aussi l’occasion d’utiliser des périphrases pour mettre sous les yeux du lecteur des choses du quotidien qu’il finit par ne plus voir.
  • Montaigne sélectionne les sujets abordés, oriente leur compréhension avec son argumentation personnelle.

C/Montaigne des cannibales: Le relativisme des cultures 

  • Montaigne montre un étonnement mutuel : celui des indiens avec « étrange » et le nôtre en mettant en évidence le décalage que produit chaque réponse.
  • Le doute est placé dans l’esprit du lecteur : au fond, des deux, lequel est le sauvage :  celui qui se laisse gouverner par un enfant ou celui qui va nu ?
  • Dernière phrase est surprenante : « tout cela ne va pas trop mal ! » conclusion, puis retournement après les deux points. L’exclamative montre une surprise et annonce le changement de ton : il passe à l’ironie.
  • Nudité : passe par la définition négative « ils ne portent point » : la nudité ôte-t-elle à un peuple son statut humain ?

Nous espérons que ce commentaire composé « Montaigne des cannibales » a pu t’aider dans ton travail. N’hésite pas à poster des remarques en commentaires.

Tu apprécieras peut-être la lecture de cours complémentaires, regarde juste en dessous du cours « Montaigne des cannibales »:

Biographie de Montaigne

Essais de Montaigne

Dissertation sur « Notre monde vient d’en trouver un autre »

Fiche récapitulative sur la pensée antique dans les Essais

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