Scarron Le roman comique. Paul Scarron publie la première partie du Roman comique en 1651 et la seconde en 1657. Ce récit met en scène une troupe de comédiens dont les attributs les inscrivent dans l’héritage des rôles-types du théâtre. Dans l’incipit, les personnages entrent en scène de manière plaisante.
Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course et son char[1], ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu’il ne voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d’un demi-quart d’heure ; mais, au lieu de tirer de toute leur force ils ne s’amusaient qu’à faire des courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les avertissait que la mer était proche, où l’on dit que leur maître se couche toutes les nuits. Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six quand une charrette entra dans les halles du Mans. Cette charrette était attelée de quatre bœufs fort maigres, conduits par une jument poulinière dont le poulain allait et venait à l’entour de la charrette comme un petit fou qu’il était. La charrette était pleine de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes qui faisaient comme une pyramide au haut de laquelle paraissait une demoiselle habillée moitié ville, moitié campagne. Un jeune homme, aussi pauvre d’habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre[2] sur le visage, qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui lui faisaient comme une bandoulière au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d’avoir été pris à la petite guerre. Au lieu de chapeau, il n’avait qu’un bonnet de nuit entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban qui n’était encore qu’ébauché et auquel on n’avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de grisette ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une épée qui était aussi longue qu’on ne s’en pouvait aider adroitement sans fourchette. Il portait des chausses troussées à bas d’attache, comme celles des comédiens quand ils représentent un héros de l’Antiquité, et il avait, au lieu de souliers, des brodequins à l’antique que les boues avaient gâtés jusqu’à la cheville du pied. Un vieillard vêtu plus régulièrement, quoique très mal, marchait à côté de lui. Il portait sur ses épaules une basse de viole et, parce qu’il se courbait un peu en marchant, on l’eût pris de loin pour une grosse tortue qui marchait sur les jambes de derrière. Quelque critique murmurera de la comparaison, à cause du peu de proportion qu’il y a d’une tortue à un homme ; mais j’entends parler des grandes tortues qui se trouvent dans les Indes et, de plus, je m’en sers de ma seule autorité. Revenons à notre caravane. |
[1] Dans la mythologie grecque, on imagine le soleil sur un char, tiré par des chevaux.
[2] Préparation médicale qu’on pose sur la peau pour guérir d’une maladie ou d’une blessure.
Problématique: comment l’auteur détourne-t-il les codes du roman traditionnel?
Nous pouvons procéder à un découpage en 3 mouvements:
- D’abord, le premier mouvement correspond au premier paragraphe et renvoie à une parodie romanesque
- Ensuite, le deuxième mouvement équivaut au deuxième paragraphe et s’attache à la description péjorative du jeune homme.
- Puis, le troisième mouvement correspond au début du dernier paragraphe (jusqu’à « les jambes de derrière »). Il concerne la description du vieillard.
- Enfin, les dernières phrases sont constituées d’une intrusion du narrateur dans son récit. (métalepse)
1. Premier mouvement
- D’abord, nous pouvons relever la métaphore éculée du « char du soleil ». L’auteur s’inscrit donc d’emblée dans la lignée des romans traditionnels. Or, l’expression « roulait plus vite qu’il ne voulait » montre le détournement parodique de cette image. En effet, romans héroïques utilisent habituellement cette métaphore. Or, ici, Scarron en fait un usage comique.
- Ensuite, dans les phrases suivantes, le point de vue est celui des chevaux, ce qui renforce cette ouverture burlesque.(Exemple: « les avertissait que la mer était proche ».)
- D’ailleurs, les chevaux, traditionnellement utilisés dans des épopées, apparaissent dépourvus de leur grandeur. A l’inverse, la tournure restrictive, « ils ne s’amusaient qu’à faire des courbettes », montre qu’ils participent d’une atmosphère comique et théâtrale.
- Or le narrateur fait une première intrusion dans son récit avec l’usage d’adverbes « plus humainement et plus intelligiblement ». Ainsi, il se livre à un avis critique par rapport au récit qui précède.
- Puis, une charrette est évoquée. Elle apparaît d’emblée comme une métonymie de cette troupe de théâtre. D’une part, l’auteur réfère à un mode de transports qu’utilise habituellement le petit peuple. D’autre part, elle est misérable, comme en témoigne l’énumération: « pleine de coffres, de malles et de gros paquets de toiles ».
- Enfin, apparaît le premier personnage, juché en haut des différents paquets. D’abord, elle est « demoiselle » ce qui n’apporte ^pas d’information sur son identité qui l’individualiserait. Elle apparaît donc comme une catégorie. Le terme révèle au XVIIème siècle qu’elle n’est pas mariée et qu’elle n’est pas noble. D’ailleurs, les actrices de théâtre sont désignées par « mademoiselle » et ce quel que soit leur âge et leur situation maritale.
- En outre, cette jeune fille est décrite par une seule expression antithétique: « habillée moitié ville, moitié campagne ». Sa tenue vestimentaire en fait donc un personnage de comédie, d’apparence ridicule.
2. Deuxième mouvement
- D’abord, un deuxième personnage entre en scène, désigné par la formule: « un jeune homme ». Comme la demoiselle précédemment, la caractéristique principale est sa jeunesse. De plus, le narrateur met son genre en évidence: « homme ».
- Comme la demoiselle avant lui, sa description est paradoxale: « aussi pauvre d’habits que riche de mine ». Il est donc difficile de se faire un avis sur ce personnage.
- D’ailleurs, la formule descriptive « il avait un grand emplâtre » (un bandage) en fait un être qui avance masqué. Cela ne fait que renforcer notre impossibilité à nous faire un avis sur ce protagoniste.
- Puis, une longue phrase descriptive met en avant ses qualités viriles, de chasseur. Il porte une quantité foisonnante de gibiers. (voir le champ lexical : « pies, geais, corneilles, poule »)
- Ensuite, le narrateur se livre à une description physique du haut vers le bas. Le narrateur met en avant le costume hétéroclite de ce personnage: « bonnet de nuit, pourpoint, chausses troussées ». Ses vêtements n’ont aucune cohérence et en font un personnage comique.
- Enfin, la comparaison « comme celles des comédiens », met en relief son statut d’acteur de comédie.
3. Troisième mouvement
- Ensuite apparaît un troisième protagoniste, « un vieillard ». Celui-ci n’est désigné que par la caractéristique de l’âge. On songe au rôle-type du barbon dans la comédie.
- Or, sa description n’est pas effectuée objectivement. En effet, le narrateur émet un jugement péjoratif sur ses vêtements: « vêtu plus régulièrement, quoique très mal ». Les adverbes mettent en évidence la critique du narrateur.
- Enfin, la comparaison avec la tortue ne fait que renforcer le portrait négatif de ce personnage: « on l’eût pris de loin pour une grosse tortue ».
4. Quatrième mouvement (le roman comique de Scarron)
- Dès lors, le narrateur émet des commentaires sur la comparaison précédente. Il procède à une métalepse.
- D’ailleurs, il utilise le pronom personnel de première personne, alors que le récit relevait de la troisième.
- De plus, ce commentaire a pour vocation d’amuser le lecteur. Il apparaît comme une diversion obtenue par la digression sur les tortues.
Pour conclure, Paul Scarron utilise la parodie du roman traditionnel. Il s’inscrit donc dans une double démarche d’hommage aux codes de l’héroïsme, de la préciosité (comme dans Clélie de Mme de Scudéry), de la pastorale etc. mais aussi de critique à travers le recours au burlesque.
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