GARGANTUA PDF. Rabelais, auteur humaniste, écrit Gargantua (résumé par chapitre ICI) en 1534. L’oeuvre repose à la fois sur le rire et le savoir. (voir dissertation sur le parc) Ci-après le texte intégral du roman et la possibilité de le télécharger en PDF.
Prologue de l’auteur.
Buveurs très illustres et vous, vérolés très précieux (c’est à vous, à personne d’autre que sont dédiés mes écrits), dans le dialogue de Platon intitulé Le Banquet, Alcibiade faisant l’éloge de son précepteur Socrate, sans conteste prince des philosophes, le déclare, entre autres propos, semblable aux Silènes. Les Silènes étaient jadis de petites boîtes comme on en voit à présent dans les boutiques des apothicaires; au-dessus étaient peintes des figures amusantes et frivoles : harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs attelés et autres semblables figures imaginaires, arbitrairement inventées pour inciter les gens à rire, à l’instar de Silène, maître du bon Bacchus. Mais à l’intérieur, on conservait les fines drogues comme le baume, l’ambre gris, l’amome, le musc, la civette, les pierreries et autres produits de grande valeur. Alcibiade disait que tel était Socrate, parce que, ne voyant que son physique et le jugeant sur son aspect extérieur, vous n’en auriez pas donné une pelure d’oignon tant il était laid de corps et ridicule en son maintien : le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fol, ingénu dans ses moeurs, rustique en son vêtement, infortuné au regard de l’argent, malheureux en amour, inapte à tous les offices de la vie publique; toujours riant, toujours prêt à trinquer avec chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir. Mais en ouvrant une telle boîte, vous auriez trouvé au-dedans un céleste et inappréciable ingrédient : une intelligence plus qu’humaine, une force d’âme prodigieuse, un invincible courage, une sobriété sans égale, une incontestable sérénité, une parfaite fermeté, un incroyable détachement envers tout ce pour quoi les humains s’appliquent tant à veiller, courir, travailler, naviguer et guerroyer.
À quoi veut aboutir, à votre avis, ce prélude, ce coup d’envoi ? C’est que vous, mes bons disciples, et quelques autres fois en disponibilité, lorsque vous lisez les joyeux titres de certains livres de notre invention comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des Braguettes, Des Pois au lard assaisonnés d’un commentaire, etc., vous jugez trop facilement qu’il n’y est question au-dedans que de moqueries, pitreries et joyeuses menteries vu qu’à l’extérieur l’écriteau (c’est-à-dire le titre) est habituellement compris, sans examen plus approfondi, dans le sens de la dérision ou de la plaisanterie. Mais ce n’est pas avec une telle désinvolture qu’il convient de juger les oeuvres des humains. Car vous dites vous-mêmes que l’habit ne fait point le moine; et tel a revêtu un habit monacal, qui n’est en dedans rien moins que moine, et tel a revêtu une cape espagnole, qui, au fond du coeur, ne doit rien à l’Espagne. C’est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est exposé. C’est alors que vous vous rendrez compte que l’ingrédient contenu dedans est de bien autre valeur que ne le promettait la boîte; c’est-à-dire que les matières traitées ici ne sont pas aussi frivoles que, au-dessus, le titre le laissait présumer.
Et, en supposant que, au sens littéral, vous trouviez une matière assez joyeuse et qui corresponde bien au titre, il faut pourtant ne pas s’arrêter là, comme enchanté par les Sirènes, mais interpréter dans le sens transcendant ce que peut-être vous pensiez être dit de verve.
N’avez-vous jamais attaqué une bouteille au tire-bouchon ? Nom d’un chien ! Rappelez-vous la contenance que vous aviez. Mais n’avez-vous jamais vu un chien rencontrant quelque os à moelle ? C’est, comme le dit Platon au Livre II de La République, la bête la plus philosophe du monde. Si vous en avez vu un, vous avez pu remarquer avec quelle sollicitude il guette son os, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelles précautions il l’entame, avec quelle passion il le brise, avec quelle diligence il le suce. Quel instinct le pousse ? Qu’espère-t-il de son travail, à quel fruit prétend-il ? À rien de plus qu’à un peu de moelle. Il est vrai que ce peu est plus délicieux que le beaucoup de toute autre nourriture, parce que la moelle est un aliment élaboré jusqu’à sa perfection naturelle, selon Galien au livre III des Facultés naturelles et au livre XI de L’Usage des parties du corps.
À l’exemple de ce chien, il vous convient d’avoir, légers à la poursuite et hardis à l’attaque, le discernement de humer, sentir et apprécier ces beaux livres de haute graisse; puis, par une lecture attentive et une réflexion assidue, rompre l’os et sucer la substantifique moelle (c’est-à-dire ce que je comprends par ces symboles pythagoriques) avec le ferme espoir de devenir avisés et vertueux grâce à cette lecture : vous y trouverez un goût plus subtil et une philosophie cachée qui vous révélera de très hauts arcanes et d’horrifiques mystères, en ce qui concerne tant notre religion que, aussi, la situation politique et la gestion des affaires.
Croyez-vous, en votre bonne foi, qu’Homère écrivant L’Iliade et L’Odyssée, ait pu penser aux allégories par lesquelles Plutarque, Héraclide du Pont, Eustathe, Phurnutus, l’ont utilisé pour leurs rafistolages, et à ce que Politien a pillé chez ceux-ci ? Si vous le croyez, vous n’approchez ni des pieds ni des mains de mon opinion, selon le décret de laquelle Homère n’a pas songé davantage à ces allégories qu’Ovide en ses Métamorphoses n’a songé aux mystères de l’Evangile, théorie que certain Frère Lubin, un vrai pique-assiette, s’est efforcé de démontrer pour le cas où il rencontrerait par hasard des gens aussi fous que lui et, comme dit le proverbe, couvercle digne du chaudron.
Si vous ne le croyez pas, comment expliquer que vous n’adopterez pas la même attitude vis-à-vis de ces joyeuses et nouvelles Chroniques en dépit du fait que, quand je les dictais, je n’y pensais pas plus que vous qui, par hasard, étiez peut-être, comme moi, en train de boire ? Car, pour composer ce livre seigneurial, je n’ai jamais perdu ni passé d’autre temps que celui qui était fixé pour me refaire, c’est-à-dire pour boire et manger. Aussi est-ce le moment convenable pour traiter de ces hautes matières et de ces hautes disciplines, comme savaient bien refaire Homère, le modèle de tous les philologues, et Ennius, père des poètes latins, au témoignage d’Horace, bien qu’un maroufle ait dit que ses vers sentaient plus le vin que l’huile.
Un paltoquet en dira autant de mes livres, mais merde pour lui ! Le bouquet du vin est, ô combien, plus friand, riant, priant, plus céleste et délicieux que celui de l’huile ! Et si l’on dit de moi que j’ai dépensé plus en vin qu’en huile, j’en tirerai gloire au même titre que Démosthène, quand on disait de lui qu’il dépensait plus pour l’huile que pour le vin. Ce n’est pour moi qu’honneur et gloire, que d’avoir une solide réputation de bon vivant et de joyeux compagnon; à ce titre, je suis le bienvenu dans toutes bonnes sociétés de Pantagruélistes. Un esprit chagrin fit à Démosthène ce reproche que ses Discours avaient la même odeur que le tablier d’un marchand d’huile repoussant de saleté. Aussi, interprétez tous mes gestes et mes paroles dans le sens de la plus haute perfection; révérez le cerveau de fromage blanc qui vous offre en pâture ces belles billevesées et, autant que vous le pourrez, prenez-moi toujours du bon côté.
À présent, réjouissez-vous, mes amours, et lisez gaiement la suite pour le plaisir du corps et la santé des reins ! Mais écoutez, vits d’ânes, et puisse le chancre vous faucher les jambes ! Souvenez-vous de boire à ma santé pour la pareille
et je vous ferai raison
subito presto.
▲
CHAPITRE I
La généalogie des Gargantua.
Ses antiques origines
Je vous renvoie à la Grande Chronique pantagruéline pour y prendre connaissance de la généalogie et des origines antiques de Gargantua. Vous y apprendrez plus en détail comment les géants apparurent en ce monde et comment en descendit, en ligne directe, Gargantua, père de Pantagruel. Vous ne serez pas offusqués si, pour le moment, je m’abstiens d’en parler, bien que la chose soit telle que plus on la ressasserait plus elle plairait à Vos Seigneuries; vous avez sur ce point l’autorité de Platon, dans le Philèbe et le Gorgias, et celle d’Horace, selon qui certains propos, tels que ceux-ci sans doute, sont d’autant plus délectables qu’ils sont plus souvent répétés.
Plût à Dieu que tout un chacun connût aussi sûrement sa généalogie depuis l’arche de Noé jusqu’à l’âge présent ! Je pense que plusieurs, aujourd’hui empereurs, rois, ducs, princes et papes sur cette terre, sont descendus de quelque porteur de reliquailles ou portefaix, comme, en revanche, plusieurs gueux de l’hospice, souffreteux et misérables, descendent de la race et de la lignée des grands rois et empereurs, étant donné l’admirable transfert des règnes et des empires,
des Assyriens aux Mèdes,
des Mèdes aux Perses,
des Perses aux Macédoniens,
des Macédoniens aux Romains,
des Romains aux Grecs, des Grecs aux Français.
Et pour vous permettre de faire connaissance avec moi qui vous parle, je pense être descendant de quelque riche roi ou prince du temps jadis, car vous n’avez jamais vu homme plus avide que moi d’être riche et roi, afin de faire grande chère, de ne pas travailler, de ne pas me faire de souci et de bien enrichir mes amis et toutes gens de bien et de science. Mais je me console à penser qu’en l’autre monde je serai sûrement plus grand que je n’oserais à présent le souhaiter. Vous aussi, en faisant de telles spéculations ou de plus hautes encore, consolez-vous de votre infortune et buvez frais, si faire se peut.
Pour en revenir à nos moutons, je vous dis que c’est par un don souverain des cieux que les origines antiques et la généalogie de Gargantua nous ont été transmises plus intégralement que toutes les autres, excepté celles du Messie dont je ne parlerai pas, car il ne m’appartient pas de le faire; et puis les diables (ce sont les calomniateurs et les cafards) s’y opposent. La généalogie fut trouvée par Jean Audeau dans un pré qu’il avait près de l’Arceau Galeau, au-dessous de l’Olive, en tirant sur Narsay; il en faisait curer les fossés; les piocheurs heurtèrent de leurs houes un grand tombeau de bronze, d’une longueur incommensurable, car ils n’en trouvèrent jamais le bout, du fait qu’il pénétrait trop avant sous les écluses de la Vienne. En l’ouvrant à un certain endroit, marqué d’un gobelet, autour duquel était écrit en lettres étrusques : ICI L’ON BOIT, ils trouvèrent neuf flacons, dans l’ordre qu’on dispose les quilles en Gascogne. Celui qui était au milieu recouvrait un gros, gras, grand, gris, joli, petit, moisi livret, d’une senteur plus forte mais non meilleure que celle des roses.
On y trouva la généalogie en question, écrite non pas sur du papier, du parchemin ou de la cire, mais sur de l’écorce d’ormeau, rédigée tout du long en lettres de chancellerie, mais tellement altérées par le temps que c’est à peine si on pouvait en reconnaître trois de suite.
Bien que je ne sois pas qualifié, on fit appel à moi et, appliquant à grand renfort de besicles l’art de lire les lettres non apparentes tel que l’enseigne Aristote, je la transcrivis, comme vous pourrez le voir en pantagruélisant, c’est-à-dire en buvant tout votre saoul et en lisant les horrifiques exploits de Pantagruel.
À la fin du livre, il y avait un petit traité intitulé Les Bulles d’air immunisées. Les rats et les cafards ou, pour ne pas mentir, d’autres bêtes nuisibles, avaient brouté le commencement. J’ai inséré ci-dessous le reste, par respect pour l’antiquité.
▲
CHAPITRE II
Les bulles d’air immunisées trouvées en un monument antique.
À i ? enu le grand dompteur des Cimbres,
W sant par l’air, de peur de la rosée.
‘sa venue, on a rempli les timbres
‘ beurre frais tombant en une ondée.
= quand la grand-mère en fut arrosée,
Cria tout haut : « Sire, de grâce, pêchez-le,
Car sa barbe est presque toute embousée.
Ou, au moins, tenez-lui une échelle. »
Certains disaient que lécher sa pantoufle
Valait mieux que gagner les pardons;
Mais survint un fieffé maroufle,
Qui dit, sorti du creux où l’on pêche les gardons,
« Messieurs, pardieu, il faut que nous nous en gardions,
L’anguille y est et en cette boutique se musse.
Vous y trouverez, si bien y regardons,
Une grande tare au fond de son aumusse. »
Quand il fut temps de lire le chapitre,
On n’y trouva que les cornes d’un veau :
« Je sens, disait-il, le fond de ma mitre
Si froid qu’il m’enrhume le bord du cerveau. »
On le réchauffa d’un parfum de poireau
Et il se contenta de rester près de l’âtre,
Pourvu que l’on fit attelage nouveau
À tant de gens qui sont acariâtres.
Ils parlèrent du trou de saint Patrice,
De Gibraltar et de mille autres trous
Pourrait-on les réduire à des cicatrices,
De telle manière qu’ils n’eussent plus la toux,
Vu qu’il semblait inconvenant à tous
De les voir ainsi à tout vent bâiller ?
Si par hasard on les fermait d’un coup,
Comme otages on pourrait les bailler.
En cet arrêt, le corbeau fut pelé
Par Hercule qui venait de Libye.
« Quoi ! dit Minos, on ne m’a pas appelé ?
À part moi, tout le monde on convie
Et, après, l’on veut que passe mon envie
Pour les fournir d’huîtres et de grenouilles !
Je me donne au diable si, de ma vie,
Je prends à coeur leur vente de quenouilles. »
Pour les mater, survint Q. B. qui clope,
Sur sauf-conduit des prêtres sansonnets.
Le tamiseur, cousin du grand Cyclope,
Les massacra. Que chacun mouche son nez !
En ce guéret, peu de bougres sont nés
Qu’on n’ait bernés sur le moulin à tan.
Courez-y tous et l’alarme sonnez :
Vous y gagnerez plus que vous ne fîtes antan.
Bien peu après, l’oiseau de Jupiter
Décida de parier pour le pire,
Mais les voyant si fort se dépiter,
Craignit qu’on ne rasât, écrasât, matât l’empire
Et préféra le feu de l’Empyrée ravir
Au tronc où l’on vend les harengs saurets,
Que l’air serein contre lequel on conspire
Assujettir aux édits Massorets.
Le tout fut conclu à pointe affilée,
Malgré Até, la cuisse héronnière,
Qui s’assit là, voyant Penthésilée
Sur ses vieux jours prise pour cressonnière.
Chacun criait :« Vilaine charbonnière,
Est-il bon que tu te trouves sur le chemin ?
Là, tu enlevas la romaine bannière
Qu’on avait faite en étirant le parchemin ! »
Sans Junon qui sous l’arc céleste
Avec son duc chassait à la pipée,
On lui eût joué un tour tellement funeste,
Que de partout elle eût été fripée.
On tomba d’accord pour que de cette bouchée
Elle eût deux oeufs de Proserpine,
Et que si jamais elle y était agrippée,
On la lierait au mont de l’aubépine.
Sept mois après (ôtez-en vingt-deux)
Celui qui jadis anéantit Carthage
Vint courtoisement se glisser entre eux,
Leur demandant d’avoir son héritage,
Ou bien que l’on fit justement le partage
D’après la loi qu’on tire au balancier,
Distribuant un soupçon du potage
À ses faquins qui firent le brevet.
Mais l’année viendra, marquée d’un arc turquoise
De cinq fuseaux et de trois culs de marmite,
Auquel le dos d’un roi trop peu courtois
Sera poivré sous un habit d’ermite.
Oh ! Pitié ! Pour une chattemite,
Laisserez-vous engouffrer tant d’arpents ?
Cessez, cessez ! Ce masque, que nul ne l’imite;
Retirez-vous près du frère des serpents.
Cette année écoulée, Celui-qui-est régnera
Paisiblement avec ses bons amis.
Injure ni rixe alors ne dominera;
Tout bon vouloir aura son compromis
Et le plaisir qui fut jadis promis
Aux gens du ciel viendra en son beffroi;
Alors les haras qui étaient déconfits
Triompheront en royal palefroi.
Il durera, ce temps de passe-passe
Jusqu’à ce que Mars soit enchaîné.
Puis il en viendra un qui tous les surpasse,
Délicieux, doux et beau comme on n’a pas idée.
Elevez vos coeurs, désirez ce repas,
Tous mes fidèles. Car tel est trépassé
Qui pour un empire ne reviendrait pas,
Tant seront alors regrettés les temps passés.
Finalement, celui qui était de cire
Sera logé au gond du Jaquemart.
On n’appellera plus : « Sire, Sire ! »
Le brimbaleur qui tient le coquemar.
Ah ! si on pouvait prendre son braquemart,
Ils seraient vite réglés, les tintouins cabus,
Et au gré du fil, on pourrait sans retard
Ficeler tout le sac aux abus.
▲
CHAPITRE III
Comment Gargantua fut porté onze mois au ventre de sa mère.
Grandgousier était en son temps un fier luron, aimant boire sec aussi bien qu’homme qui fût alors au monde, et il mangeait volontiers salé. À cette fin, il avait d’ordinaire une bonne réserve de jambons de Mayence et de Bayonne, force langues de boeuf fumées, des andouilles en abondance, quand c’était la saison, du boeuf salé à la moutarde, une quantité de boutargues, une provision de saucisses, non pas de Bologne, car il redoutait le bouillon du Lombard, mais de Bigorre, de Longaulnay, de la Brenne et du Rouergue.
À l’âge d’homme, il épousa Gargamelle, fille du roi des Parpaillons, un beau brin de fille de bonne trogne, et souvent, tous les deux, ils faisaient ensemble la bête à deux dos, se frottant joyeusement leur lard, tellement qu’elle se trouva grosse d’un beau fils qu’elle porta jusqu’au onzième mois.
Car les femmes peuvent porter leur ventrée aussi longtemps et même davantage, surtout quand il s’agit de quelque chef-d’oeuvre de la nature, d’un personnage qui doive en son temps accomplir de grandes prouesses. Ainsi Homère dit que l’enfant dont Neptune engrossa la nymphe naquit après un an révolu, c’est-à-dire au douzième mois. Car, comme le dit Aulu-Gelle au livre III des Nuits attiques, à la majesté de Neptune convenait cette longue période, afin que, durant celle-ci, l’enfant fût formé à la perfection. C’est pour la même raison que Jupiter fit durer quarante-huit heures la nuit où il coucha avec Alcmène, car en moins de temps il n’aurait pu forger Hercule, qui nettoya le monde de monstres et de tyrans.
Messieurs les anciens Pantagruélistes ont confirmé ce que je dis et ont déclaré non seulement possible, mais également légitime, la naissance d’un enfant survenue au onzième mois après la mort du mari : voir Hippocrate au livre Des aliments, Pline au livre VII, chapitre 5, Plaute dans La Cassette, Marcus Varron dans la satire intitulée Le Testament, où il allègue l’autorité d’Aristote à ce propos, Censorinus au livre Du jour de la naissance, Aristote au livre VII, chapitres 3 et 4, de La Nature des animaux, Aulu-Gelle au livre III, chapitre 16, Servius sur les Eglogues, citant ce vers de Virgile :
La mère au bout de dix mois, etc.
et mille autres fous, dont le nombre s’est accru des légistes : voir Pandectes, De ses propres et légitimes, loi Sans laisser de testament, § Des fils, et dans les Authentiques, Des restitutions et De la femme qui accouche au onzième mois. Ils en ont copieusement enrobé leur grattelardonesque loi Gallus, Pandectes, loi Des enfants et héritiers posthumes et septième loi De la condition humaine, plus quelques autres que, pour le moment, je n’ose dire. Grâce à ces lois, les femmes veuves peuvent librement jouer du serrecroupière, en misant ferme et en assumant tout risque, deux mois après le trépas de leur mari.
Je vous en prie, de grâce, vous autres, mes bons lascars, si vous en trouvez qui vaillent le débraguetter, montez dessus et amenez-les-moi. Car si elles se trouvent engrossées au troisième mois, leur fruit sera héritier du mari défunt; et, leur grossesse connue, qu’elles poussent hardiment plus loin, et vogue la galère puisque la panse est pleine ! Ainsi, Julie, fille de l’empereur Octave Auguste, ne s’abandonnait à ses tambourineurs que quand elle se sentait grosse, de la même façon que le navire ne reçoit son pilote que lorsqu’on l’a calfaté et chargé. Et si quelqu’un les blâme de se faire rataconniculer de la sorte sur leur grossesse, vu que les bêtes quand elles sont pleines ne supportent jamais les assauts du mâle, elles répliqueront que ce sont des bêtes, mais qu’elles sont, elles, des femmes qui saisissent par le bon bout les beaux et joyeux petits droits de superfétation. C’est le sens d’une réplique que, jadis, fit Populie selon le témoignage de Macrobe au livre II des Saturnales. Si le diable ne veut pas qu’elles engrossent, il faudra tordre le fausset et… bouche cousue !
▲
CHAPITRE IV
Comment Gargamelle étant grosse de Gargantua mangea profusion de tripes.
Voici en quelle occasion et de quelle manière Gargamelle accoucha, et, si vous ne le croyez pas, que le fondement vous échappe !
Le fondement lui échappait, par un après-dîner, le troisième jour de février, pour avoir mangé trop de gaudebillaux. Les gaudebillaux sont de grasses tripes de coiraux. Les coiraux sont des boeufs engraissés à la crèche et dans les prés guimaux. Les prés guimaux, ce sont ceux qui donnent de l’herbe deux fois par an. Ces boeufs gras, ils en avaient fait tuer trois cent soixante-sept mille quatorze pour qu’on les sale à mardi gras, afin d’avoir en début de printemps du boeuf de saison en abondance, de façon à pouvoir faire au début des repas un bénédicité de salaisons, et mieux se mettre au vin.
Les tripes furent copieuses, comme vous vous en doutez, et si savoureuses que chacun s’en léchait les doigts. Mais là où il y eut bien une diablerie à grand spectacle, c’est qu’il n’était pas possible de les mettre longtemps de côté car elles se seraient avariées, ce qui paraissait inadmissible. Il fut donc décidé qu’on les bâfrerait sans rien en perdre. À cette fin, ils convièrent tous les villageois de Cinais, de Seuilly, de La Roche-Clermault, de Vaugaudry, sans oublier ceux du Coudray-Montpensier, du Gué de Vède et les autres, tous bons buveurs, bons compagnons et fameux joueurs de quilles-là.
Le bonhomme Grandgousier y prenait grand plaisir et commandait qu’on y aille à pleines écuelles. Il disait toutefois à sa femme d’en manger le moins possible, vu qu’elle approchait de son terme et que cette tripaille n’était pas une nourriture très recommandable :
« On a, disait-il, grande envie de mâcher de la merde, si on mange ce qui l’enveloppe. » En dépit de ces remontrances, elle en mangea seize muids, deux baquets et six pots. Oh ! la belle matière fécale qui devait boursoufler en elle !
Après dîner, tous allèrent pêle-mêle à la Saulsaie, et là, sur l’herbe drue, ils dansèrent au son des joyeux flageolets et des douces cornemuses, de si bon coeur que c’était un passe-temps céleste que de les voir ainsi se rigoler.
▲
CHAPITRE V
Les propos des bien ivres.
Puis, il leur vint à l’idée de faire quatre heures en ce bon endroit, et flacons de circuler, jambons de trotter, gobelets de voler, brocs de tinter !
« Tire ! – Donne ! – Tourne ! – Baptise-le ! – Verse-m’en sans eau ! Comme ça, mon ami ! – Calotte-moi, ce verre proprement ! – Produis-moi du clairet, que le verre en pleure. – Trêve de soif ! – Ah ! mauvaise fièvre, ne passeras-tu pas ? – Ma foi, ma commère, je n’arrive pas à me mettre en train. – Vous avez des frissons, m’amie ? – À foison ! – Ventre saint Quenet, parlons boisson. – Je ne bois qu’à mes heures, comme la mule du pape. – Je ne bois qu’à mon livre d’heures, en bon père supérieur. – Qu’est-ce qui vint en premier lieu, avoir soif ou bien boire ? – Avoir soif : qui aurait bu sans soif à l’Age d’innocence ? – Bien boire, car privation suppose possession, je suis clerc en la matière. – Une coupe féconde a toujours aux mortels donné grande faconde. – Nous autres, innocents, ne buvons que trop sans soif. – Moi, pauvre pécheur, ce n’est pas mon cas : faute de boire pour la soif du moment, je préviens celle à venir, vous saisissez ? Je bois pour les soifs de demain. Je bois éternellement. C’est pour moi une éternité de beuverie et une beuverie de toute éternité. – Chantons, buvons, entonnons un cantique ! – Où est mon entonnoir ? – Quoi ! je ne bois que par procuration ?
– Mouillez-vous pour sécher ou vous séchez-vous pour mouiller ? – Je n’entends point la théorie, en la pratique je trouve quelque peu d’aide. – Dépêche-toi ! – Je mouille, j’humecte, je bois, tout ça de peur de mourir. – Buvez toujours, vous ne mourrez jamais. – Si je ne bois pas, je suis à sec et me voilà mort. Mon âme s’enfuira vers quelque marc aux grenouilles : l’âme n’habite jamais en un lieu sec. – Sommeliers, ô créateurs de nouvelles entités, de non-buvant rendez-moi buvant ! – Un arrosage perpétuel à travers ces boyaux tendineux et secs ! – Boit pour rien qui ne le sent. – Celui-ci entre dans les veines, pas une goutte n’en parviendra jusqu’à la pissotière ! – Je laverais volontiers les tripes de ce veau que j’ai habillé ce matin. – Je me suis bien rembourré mon estomac. – Si le papier de mes procès-verbaux buvait autant que moi, mes créanciers en auraient pour leur compte quand il leur faudrait produire la formule ! – À lever le coude, vous vous piquerez le nez. – Oh ! combien d’autres vont entrer avant que celui-ci ne sorte ! – Boire à niveau si bas, c’est bon pour se tordre le cou. – Ceci, c’est ce qu’on appelle un appeau à flacons. – Quelle différence y a-t-il entre bouteille et flacon ? – Une grande différence : on couche la bouteille quand elle est bouchée, on bouche le fla-con quand il est couché. – En voilà de belles ! – Nos pères burent bien et vidèrent les pots. – C’est bien chié chanté, buvons ! – Celui-ci va se laver les tripes, avez-vous une commission pour la rivière ? – Je ne bois guère plus qu’une éponge. – Je bois comme un templier. – Et moi, comme un troubadour. – Et moi, comme la terre privée d’eau. – Un synonyme de jambon ? – C’est un acte obligeant la soif à comparaître. C’est une échelle de cave : par l’échelle on descend le vin à la cave, par le jambon on le descend dans l’estomac. – Hé là ! à boire, à boire par ici ! Il n’y a pas le compte. Regarde à qui tu verses : mets-en non pas rasibus, mais rasibois car je n’aime pas conjuguer boire au passé. – Si je montais aussi bien que je les descends, il y a longtemps que je serais haut dans les airs ! – C’est ainsi que Jacques Coeur devint riche. – C’est ainsi que poussent les bois en friche. – C’est ainsi que Bacchus conquit les Indes. – Et la philosophie Mélinde. – Petite pluie abat grand vent, longues beuveries arrêtent le tonnerre. – Si mon membre pissait de cette urine, voudriez-vous bien le sucer ? – Je me réserve le tour suivant. – Donne, page; je fais la queue pour passer à mon tour. – Bois, Guillot ! Et il y en a encore plein pot ! – Je me pourvois en appel : la soif est abusive. Page, relève mon appel en bonne forme. – Ce petit lambeau ! – Jadis, j’avais l’habitude de tout boire et maintenant je ne laisse rien. – Ne nous pressons pas et ramassons bien tout. – Voici des tripes dignes d’enjeu et des gobilles à faire baver d’envie ce chat à raie noire. Oh ! pour Dieu ! Etrillons-le bien proprement ! – Buvez ou je vous… – Non ! non ! – Buvez je vous en prie ! – Les passereaux ne mangent que si on leur tapote la queue, moi, je ne bois que si l’on me flatte. – À boire, l’ami ! Il n’y a pas de terrier, par tout mon corps, où ce vin n’aille fureter la soif. – Celui-ci la traque bien fort. – Celui-là l’expulsera pour de bon. – Claironnons ici, à son de flacons et de bouteilles, que quiconque aura perdu la soif n’aura pas à la chercher céans : de grands lavements de beuverie en ont purgé le logis. – Dieu tout-puissant a fait les planètes, et nous, nous faisons les plats nets. – J’ai la parole de Notre Seigneur à la bouche :
« J’ai soif. » – La pierre qu’on appelle amiante est aussi indestructible que ma soif de Révérend Père. – L’appétit vient en mangeant, disait Hangest, évêque du Mans; la soif, elle, s’en va en buvant. – Un remède contre la soif ? – C’est le contraire de celui qu’on emploie contre les morsures des chiens : courez toujours après le chien, jamais il ne vous mordra. Buvez toujours avant la soif et jamais elle ne vous tourmentera. – Je vous y prends ! Je vous réveille. Sommelier éternel, préserve-nous de sommeiller. Argus avait cent yeux pour voir; à un sommelier, il faut cent mains, comme à Briarée, pour verser infatigablement. – Mouillons, allez, c’est du propre que de se laisser dessécher ! – Du blanc ! Verse tout, verse, de par le diable, verse par ici, tout plein, la langue me pèle. – Pufez, Kamerad ! – À la tienne l’ami ! Gai, gai ! – Là, là, là ! Ça, c’est ce qui s’appelle s’empiffrer ! – O Lacryma Christi ! – Celui-là vient de la Devinière, c’est du pineau. – Ah ! le petit vin blanc ! – Sur mon âme, c’est un vrai velours ! – Hé ! hé ! Il est bien ourlé; il tombe bien, c’est pure laine ! – Courage, mon compagnon ! – Pour cette partie nous ne chuterons pas : j’ai fait une levée. – L’un dans l’autre ! Il n’y a pas de trucage, chacun de vous a pu le constater; j’y suis passé maître ! – Broum ! broum ! Je suis prêtre Macé ! – Oh ! les buveurs ! Oh ! les altérés ! – Page, mon ami, remplis par ici et pas de faux col je te prie. – Rouge comme Cardinal ! – La nature a horreur du vide. – Diriez-vous que c’est une mouche qui y aurait bu ? – À la mode de Bretagne ! – Allez ! Débarrassez ce pinard ! – Avalez ça, ça tue le ver ! »
▲
CHAPITRE VI
Comment Gargantua naquit d’une façon bien étrange.
Pendant qu’ils tenaient ces menus propos de beuverie, Gargamelle commença à se sentir mal du bas; alors Grandgousier se leva de sur l’herbe et il la réconfortait gentiment, pensant bien que c’étaient les douleurs de l’enfantement : il lui dit qu’elle s’était mise au vert dans la Saulsaie et que très vite elle allait fabriquer pieds neufs, c’est pourquoi il lui fallait reprendre courage pour la naissance de son poupon et, bien que la douleur lui fît quelque peu de misères, cette douleur, toutefois, serait brève; la joie qui lui succéderait aussitôt lui ôterait tout ce désagrément, si bien qu’il ne lui en resterait que le souvenir.
« Aussi courageuse qu’une brebis ! disait-il; débarrassez-vous de celui-ci et fabriquons-en bien vite un autre.
– Ah ! dit-elle, vous en parlez à votre aise, vous autres les hommes ! De par Dieu, je ferai un bon effort, puisque tel est votre désir, mais plût à Dieu que vous l’eussiez coupé !
– Quoi ? dit Grandgousier.
– Ah ! dit-elle, vous en avez de bonnes ! Vous me comprenez bien.
– Mon membre ? dit-il. Parlesan de las cabras ! Si bon vous semble, faites apporter un couteau !
– Ah ! dit-elle, à Dieu ne plaise ! Que Dieu me le pardonne. Je ne parle pas sérieusement, et ce que je dis, que cela ne vous en fasse pas faire plus, ni moins. Mais j’aurai beaucoup à faire aujourd’hui, si Dieu ne m’aide (et tout cela à cause de votre membre), pour vous faire plaisir.
– Courage, courage, dit-il, ne vous souciez pas du reste et laissez faire les quatre boeufs de devant. Je vais boire encore quelque bon coup. Si pendant ce temps vous aviez mal, je serai tout à côté : huchez dans vos mains, j’arriverai près de vous. »
Peu de temps après, elle commença à soupirer, à se lamenter et à crier. Aussitôt, des sages-femmes surgirent en foule de tous côtés; en la tâtant par en dessous elles trouvèrent quelques membranes de goût assez désagréable et elles pensaient que c’était l’enfant. Mais c’était le fondement qui lui échappait, à cause d’un relâchement du gros intestin (celui que vous appelez le boyau du cul) dû à ce qu’elle avait trop mangé de tripes, comme nous l’avons expliqué plus haut. Alors, une repoussante vieille de la troupe, qui avait la réputation d’être grande guérisseuse, et qui était venue de Brisepaille, près Saint-Genou, voilà plus de soixante ans, lui administra un astringent si formidable que tous ses sphincters en furent contractés et resserrés à tel point que c’est à grand-peine que vous les auriez élargis avec les dents, ce qui est chose bien horrible à imaginer; c’est de la même façon que le diable, à la messe de saint Martin, enregistrant le papotage de deux joyeuses commères, étira son parchemin à belles dents.
Par suite de cet accident, les cotylédons de la matrice se relâchèrent au-dessus, et l’enfant les traversa d’un saut; il entra dans la veine creuse et, grimpant à travers le diaphragme jusqu’au-dessus des épaules, à l’endroit où la veine en question se partage en deux, il prit son chemin à gauche et sortit par l’oreille de ce même côté.
Sitôt qu’il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : « Mie ! mie ! », mais il s’écriait à haute voix : « À boire ! à boire ! à boire ! » comme s’il avait invité tout le monde à boire, si bien qu’on l’entendit par tout le pays de Busse et de Biberais. J’ai bien peur que vous ne croyiez pas avec certitude à cette étrange nativité. Si vous n’y croyez pas, je n’en ai cure, mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu’on lui dit et ce qu’il trouve dans les livres. Est-ce contraire à notre loi et à notre foi, contraire à la raison et aux Saintes Ecritures ? Pour ma part, je ne trouve rien d’écrit dans la sainte Bible qui s’oppose à cela. Mais si telle avait été la volonté de Dieu, prétendriez-vous qu’il n’aurait pu le faire ? Ah ! de grâce, ne vous emberlificotez jamais l’esprit avec ces vaines pensées, car je vous dis qu’à Dieu rien n’est impossible et que, s’il le voulait, les femmes auraient dorénavant les enfants de la sorte, par l’oreille.
Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ?
Rochetaillée ne naquit-il pas du talon de sa mère ?
Croquemouche de la pantoufle de sa nourrice ?
Minerve ne naquit-elle pas du cerveau de Jupiter, par l’oreille ?
Adonis par l’écorce d’un arbre à myrrhe ?
Castor et Pollux de la coquille d’un oeuf pondu et couvé par Léda ?
Mais vous seriez bien davantage ébahis et abasourdis si je vous exposais à présent tout le chapitre de Pline où il parle des enfantements étranges et contre nature; malgré tout, je ne suis pas un menteur aussi avéré que lui. Lisez le septième livre de son Histoire naturelle, chapitre III, et ne m’en tracassez plus le cerveau.
▲
CHAPITRE VII
Comment son nom fut attribué à Gargantua et comment il humait le piot.
Le bonhomme Grandgousier, pendant qu’il buvait et se rigolait avec les autres, entendit l’horrible cri que son fils avait poussé en entrant dans la lumière de ce monde, quand il braillait pour demander : « À boire ! à boire ! à boire ! » Ce qui lui fit dire : « Que grand tu as ! » (sous-entendez le gosier). À ces mots, les assistants dirent qu’assurément il devait, pour cette raison, recevoir le nom de Gargantua, pour suivre le modèle et l’exemple des anciens Hébreux, puisque telle avait été la première parole de son père à sa naissance. Grandgousier y condescendit, et la chose convint tout à fait à la mère. Ensuite, pour apaiser l’enfant, on lui donna à boire à tire-larigot, puis il fut porté sur les fonts, où il fut baptisé, comme c’est la coutume des bons chrétiens.
Et dix-sept mille neuf cent treize vaches de Pontille et de Bréhémont lui furent dévolues par ordonnance pour son allaitement ordinaire. Car il n’était pas possible de trouver, dans tout le pays, une nourrice satisfaisante, vu la grande quantité de lait nécessaire à son alimentation, bien que certains docteurs scotistes aient affirmé que sa mère l’allaita et qu’elle pouvait traire de ses mamelles quatorze cent deux feuillettes et neuf potées de lait à chaque fois, ce qui n’est pas vraisemblable, et cette proposition a été déclarée mamallement scandaleuse, blessante pour des oreilles capables de piété, et sentant de loin l’hérésie.
Il passa à ce régime un an et dix mois; quand il parvint à cet âge, sur le conseil des médecins, on commença à le sortir et une belle charrette à boeufs fut construite grâce à l’ingéniosité de Jean Denyau, dans laquelle on le promenait de ce côté-ci, de ce côté-là, joyeusement; et il faisait bon le voir car il portait bonne trogne et avait presque dix-huit mentons; et il ne criait que bien peu, mais se conchiait à tout moment, car il était prodigieusement flegmatique des fesses, tant par complexion naturelle que par une disposition fortuite, qu’il avait contractée parce qu’il humait trop de purée septembrale. Et il n’en humait jamais goutte sans raison, car, s’il arrivait qu’il fût dépité, courroucé, contrarié ou chagrin, s’il trépignait, s’il pleurait, s’il criait, en lui apportant à boire on le rassérénait et, aussitôt, il restait tranquille et joyeux.
Une de ses gouvernantes m’a dit, en jurant ses grands dieux, qu’il était tellement coutumier du fait, qu’au seul son des pots et des flacons, il entrait en extase, comme s’il eût goûté les joies du paradis. Si bien que, en considération de cette constitution divine, ses gouvernantes, pour le réjouir le matin, faisaient devant lui tinter des verres avec un couteau, ou des carafons avec leur bouchon, ou des pichets avec leur couvercle. À ce son, il s’épanouissait, tressaillait, se berçait lui-même en dodelinant de la tête, pianotant des doigts et barytonnant du cul.
▲
CHAPITRE VIII
Comment on vêtit Gargantua.
Alors qu’il était dans cet âge, son père ordonna qu’on lui fit des vêtements à ses couleurs qui étaient le blanc et le bleu. On s’y employa effectivement, et les vêtements furent fabriqués, taillés et cousus selon la mode qui était courante à ce moment-là. Dans les anciens registres qui sont à la Chambre des comptes de Montsoreau, je trouve qu’il fut vêtu de la façon suivante :
Pour sa chemise, on leva neuf cents aunes de toile de Châtellerault et deux cents pour les goussets, des sortes de coussins, que l’on mit sous les aisselles. Elle n’était pas froncée, car on n’a inventé de froncer les chemises que depuis que les lingères, ayant rompu la pointe de leur aiguille, ont commencé à travailler du chas.
Pour son pourpoint, on leva huit cent treize aunes de satin blanc et, pour les aiguillettes, quinze cent neuf peaux de chiens et demie. C’est alors que les gens commencèrent à attacher les chausses au pourpoint plutôt que le pourpoint aux chausses, car c’est une chose contre nature, ainsi que l’a amplement expliqué Occam, commentant Les Exponibles de Maître Haultechaussade.
Pour ses chausses on leva onze cent cinq aunes et un tiers de lainage blanc. Elles furent dentelées en forme de colonnes, striées et crénelées par-derrière pour ne pas échauffer les reins, et, à travers les crevés, un damas bleu bouffait juste comme il convient. Et notez qu’il avait de très belles jambes, bien proportionnées au reste de sa stature.
Pour la braguette, on leva seize aunes et un quart de ce même tissu. En forme d’arc-boutant, elle s’attachait avec bonheur à deux belles boucles d’or que tenaient deux crochets d’émail; dans chacun de ceux-ci était enchâssée une grosse émeraude de la grosseur d’une orange. Car (comme le disent Orphée, dans son Traité des pierres, et Pline, au dernier livre de l’Histoire naturelle), cette pierre a la vertu d’ériger et de sustenter le membre viril.
L’ouverture de la braguette était de la longueur d’une canne, dentelée comme les chausses, avec le damas bleu bouffant comme il est dit plus haut. Et, en voyant sa belle broderie de canetille, ses jolis entrelacs d’orfèvrerie, garnis de fins diamants, de fins rubis, de fines turquoises, de fines émeraudes et d’unions du golfe Persique, vous l’auriez comparée à une belle corne d’abondance, comme on en voit sur les monuments antiques, comme celle que Rhéa donna aux deux nymphes Adrastée et Ida, nourrices de Jupiter : toujours galante, succulente, juteuse, toujours verdoyante, toujours florissante, toujours fructifiante, pleine de liqueurs, pleine de fleurs, pleine de fruits, pleine de toutes sortes de délices. Dieu merci, il faisait bon la voir ! Mais je vous en décrirai bien davantage dans le livre que j’ai écrit sur La Dignité des braguettes. J’attire votre attention sur le fait que, si elle était bien longue et ample, elle était également bien garnie à l’intérieur et bien pourvue; elle ne ressemblait en rien aux trompeuses braguettes d’un tas de galants, qui ne sont pleines que de vent, au grand détriment du sexe féminin.
Pour ses souliers, on leva quatre cent six aunes de velours bleu vif. Et ils furent joliment effrangés en dentelures parallèles, réunies en cylindres réguliers.
Pour leur semelle, on employa onze cents peaux de vache brune, taillées en queue de morue.
Pour son manteau, on leva dix-huit cents aunes de velours bleu, à la teinture vive, brodé sur les bords de beaux festons et, au milieu, de pots en canetille d’argent, entrelacés d’anneaux d’or, avec beaucoup de perles : cela signifiait qu’il serait un bon videur de pintes en son temps.
Sa ceinture fut faite avec trois cents aunes et demie de serge de soie, mi-blanche mi-bleue, à moins que je ne fasse une erreur grossière.
Son épée ne fut pas de Valence, ni son poignard de Saragosse, car son père haïssait tous ces hidalgos, ivrognes et aussi hérétiques que de vrais diables. Mais il eut la belle épée de bois et le poignard de cuir bouilli, peints et dorés, comme chacun souhaiterait en avoir.
On fit sa bourse avec la couille d’un éléphant que lui donna Herr Pracontal, proconsul de Libye.
Pour sa robe, on leva neuf mille six cents aunes moins deux tiers de velours bleu, comme ci-dessus, tout brodé d’or en diagonale; la voir sous un angle déterminé faisait ressortir une nuance ineffable, comme celle que vous voyez au cou des tourterelles, et qui réjouissait merveilleusement les yeux de ceux qui la regardaient.
Pour son bonnet, on leva trois cent deux aunes et un quart de velours blanc. Il fut de forme large et ronde, à proportion du volume de la tête, car son père disait que ces bonnets de métèques, faits comme une croûte de pâté, porteraient un jour malheur aux tondus qui s’en affublaient.
Pour plumet, il portait une belle et grande plume, prise à un pélican de la sauvage Hyrcanie, retombant bien élégamment sur l’oreille droite.
Pour médaillon, il avait, sur une plaque d’or pesant soixante-huit mares, une figurine d’un émail approprié, représentant un corps humain ayant deux têtes, tournées l’une vers l’autre, quatre bras, quatre pieds et deux culs (Platon, dans Le Banquet, dit que telle était la nature humaine à son commencement mythique) et, autour, il y avait écrit en caractères grecs :
LÀ CHARITE NE CHERCHE PAS SON PROPRE AVANTAGE.
Pour porter au cou, il eut une chaîne d’or, pesant vingt-cinq mille soixante-trois marcs, représentant de grosses baies entre lesquelles étaient montés de gros jaspes verts, gravés et taillés en forme de dragons tout environnés de rayons et d’étincelles, comme en portait jadis le roi Nechepsos; elle descendait jusqu’à la pointe du sternum, ce qui lui fut bénéfique toute sa vie, comme le savent les médecins grecs.
Pour ses gants, on mit en oeuvre seize peaux de lutins et trois de loups-garous, pour leurs broderies. C’est sur ordonnance des cabalistes de Saint-Louand qu’on les lui fit en ces matières.
Pour anneaux (son père voulait qu’il en portât pour remettre en vigueur la marque antique de la noblesse), il eut, à l’index de la main gauche, une escarboucle grosse comme un oeuf d’autruche, bien joliment enchâssée dans de l’or pur; à l’annulaire de la même main, il eut un anneau fait des quatre métaux, unis dans le plus merveilleux alliage qui ait jamais été vu, sans que l’acier froisse l’or, sans que l’argent altère le cuivre. Tout fut réalisé par le capitaine Chappuys et par Alcofribas, son bon représentant. À l’annulaire de la main droite, il eut un anneau fait en spirale dans lequel était enchâssé un rubis balais d’une eau parfaite, un diamant taillé en pointe et une émeraude du Physon, d’une valeur inappréciable car Hans Carvel, grand lapidaire du roi de Mélinde, les estimait d’une valeur de soixante-neuf millions huit cent quatre-vingt-quatorze mille dix-huit Moutons-à-la-grande-laine. Les Fugger d’Augsbourg les estimèrent au même prix.
▲
CHAPITRE IX
La livrée de Gargantua. Ses couleurs.
Les couleurs de Gargantua étaient le blanc et le bleu, comme vous avez pu le lire ci-dessus, et son père, par ce choix, voulait donner à entendre que son fils lui apportait une joie céleste. Car pour lui le blanc signifiait joie, plaisir, délices et réjouissance, et le bleu, choses célestes.
Je me doute bien qu’en lisant ces mots vous vous moquez du vieux buveur et jugez cette interprétation des couleurs trop grossière et impropre; vous dites que le blanc signifie foi et le bleu fermeté. Mais, sans vous agiter, vous courroucer, vous échauffer ou vous altérer (car il fait un temps dangereux), répondez-moi si bon vous semble. Je n’exercerai nulle autre contrainte contre vous ou contre d’autres, quels qu’ils soient; c’est seulement de la bouteille que je vous toucherai un mot.
Qui vous pousse ? Qui vous aiguillonne ? Qui vous dit que le blanc symbolise la foi et le bleu la fermeté ? Un livre, dites-vous, un livre minable intitulé Le Blason des couleurs, qui est vendu par les charlatans et les colporteurs ? Qui en est l’auteur ? Quel qu’il soit, il s’est montré prudent en ceci qu’il n’y a pas mis son nom. Mais pour le reste je ne sais ce qui doit m’étonner en premier lieu chez lui, son outrecuidance ou sa bêtise :
son outrecuidance, car sans raison, sans cause ni motif, il a osé décréter de sa propre autorité ce que symboliseraient les couleurs : c’est la méthode des tyrans qui veulent que leur bon plaisir tienne lieu de raison et non celle des sages et des doctes qui satisfont le lecteur par des preuves manifestes ; sa bêtise, car il a estimé que, sans autres démonstrations et arguments valables, le monde composerait ses devises en se réglant sur ses stupides instructions.
Comme dit le proverbe, à cul foireux toujours merde abonde, et de fait, il a trouvé quelques laissés-pour-compte du temps des grands bonnets qui ont eu foi en ses écrits. C’est à leur aune qu’ils ont taillé leurs maximes et leurs propos, caparaçonné leurs mulets, habillé leurs pages, armorié leurs culottes, brodé leurs gants, festonné leurs lits, peint leurs enseignes, composé des chansons et, pis encore, ont commis sous le manteau impostures et lâches tours dans la société des pudiques mères de famille.
C’est dans de telles ténèbres qu’il faut classer ces m’as tu-vu de cour, ces inventeurs d’équivoques qui, pour symboliser l’espoir, font peindre sur leurs armoiries une sphère, des pennes d’oiseau pour peines, de l’ancholie pour mélancolie, une lune à deux cornes pour vivre en croissant, un banc rompu pour banqueroute, non et un halecret pour non durhabit, un lit sans ciel pour licencié. Ce sont des rébus si ineptes, si fades, si grossiers et barbares, qu’on devrait attacher une queue de renard au cou et faire un masque d’une bouse de vache à tous ceux qui voudraient les employer en France après la Renaissance des belles lettres.
Pour les mêmes raisons, si je dois appeler cela des raisons plutôt que des rêveries, je ferais peindre un panier pour signifier qu’on me fait peiner, un pot de moutarde pour dire que c’est à mon coeur que moult tarde, un pot à pisser pour un official, le fond de mes culottes pour un vaisseau de paix, ma braguette pour le Bâtonnier, un étron de chien pour le tronc de céans où niche l’amour de m’amie.
C’est bien autrement que, jadis, procédaient les sages de l’Égypte quand ils utilisaient pour écrire des lettres qu’ils appelaient hiéroglyphes. Nul ne pouvait les comprendre s’il ne connaissait les vertus, les propriétés et la nature des choses qu’elles désignaient, mais pourvu qu’on eût ces connaissances, on pouvait les comprendre. Orus Apollon a composé en grec deux livres à ce propos, et Poliphile en a fait une plus ample présentation dans Le Songe d’amour. En France vous en avez un petit exemple dans la devise de Monsieur l’Amiral, devise qui fut d’abord celle d’Auguste.
Mais mon esquif ne fera pas voile plus loin entre ces gouffres et ces passages peu engageants; je retourne faire escale au port dont je suis sorti. J’ai bon espoir d’en parler plus longuement un de ces jours et de montrer, en m’appuyant tant sur des raisonnements philosophiques que sur des autorités agréées et approuvées de toute antiquité, combien de couleurs la Nature comporte, quelles elles sont et ce que chacune peut symboliser. Cela, pourvu que Dieu me sauve le moule du bonnet, c’est-à-dire le pot au vin comme disait ma mère-grand.
▲
CHAPITRE X
Ce que signifient la couleur blanche et la couleur bleue.
Le blanc signifie donc joie, bonheur, allégresse et ce n’est pas à tort, mais à bon droit et à juste titre qu’il le signifie; vous pourrez le vérifier si, abandonnant vos préventions, vous consentez à écouter ce que je vais maintenant vous exposer.
Aristote dit que si l’on considère deux choses contraires en même champ notionnel, comme le bien et le mal, la vertu et le vice, le froid et le chaud, le blanc et le noir, la volupté et la douleur, la joie et le deuil, ou d’autres encore, et qu’on les accouple de telle sorte que le contraire dans un champ corresponde logiquement au contraire d’un autre, il s’ensuit que l’autre terme de l’opposition correspond au concept restant. Par exemple, la vertu et le vice sont contraires dans un même ordre d’idées. Pour le bien et le mal, c’est la même chose. Si l’un des termes du premier couple d’opposés correspond à l’un du second, comme la vertu au bien, puisqu’on sait que la vertu est bonne, il en va de même pour les deux termes restants, le mal et le vice, puisque aussi bien le vice est mauvais.
Cette règle de logique admise, prenez ces deux contraires la joie et la tristesse, puis ces deux autres : le blanc et le noir, qui sont opposés de par leur nature; s’il est convenu que le noir symbolise le deuil, c’est à bon droit que le blanc symbolise la joie.
Cette signification n’a pas été décrétée arbitrairement par les hommes, mais acceptée d’un commun accord par ce que les philosophes appellent le droit des gens, ce droit universel valable sous tous les cieux.
Vous savez bien que tous les peuples, toutes les nations (à l’exception des anciens Syracusains et de quelques Argiens qui avaient l’esprit mal tourné), les gens de toutes langues, quand ils veulent porter témoignage manifeste de leur tristesse, s’habillent de noir et que tout deuil se traduit par le noir. Cet accord universel ne s’est pas fait sans que la Nature ne le justifie d’un argument ou d’une raison que chacun puisse comprendre d’emblée sans y être préparé par qui que ce soit. C’est ce que nous appelons le droit naturel.
Pour les mêmes raisons fondées en nature, tout le monde a été amené à traduire le blanc par joie, liesse, bonheur, plaisir et délices.
Au temps passé, les Thraces et les Crétois marquaient les jours fastes et joyeux de pierres blanches, et de noires les jours tristes et néfastes.
La nuit n’est-elle pas maléfique, triste, génératrice de mélancolie ? Elle est noire et obscure par suite d’un manque. La lumière ne réjouit-elle pas toute nature ? Elle est blanche plus que toute chose au monde. Pour le prouver, je pourrais vous renvoyer au livre de Laurent Valla contre Bartole, mais le témoignage de l’Evangile suffira à vous satisfaire. Il est dit, au chapitre XVII de Matthieu, que lors de la Transfiguration de Notre-Seigneur, vestimenta ejus facta sunt alba sicut lux : ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. Par cette lumineuse blancheur, il laissait entrevoir à ses trois apôtres une image et un symbole des joies éternelles. Car tous les hommes sont réjouis par la lumière comme vous pouvez l’entendre de cette vieille qui, n’ayant plus dent en gueule, disait encore : « Douce lumière ! » Et Tobie, au chapitre V, répondit, quand Raphaël le salua après qu’il eut perdu la vue : « Quelle joie pourrais-je avoir, moi qui ne vois point la lumière du ciel ? » C’est vêtus de cette même couleur que les anges témoignèrent de la joie de tout l’univers à la Résurrection du Sauveur (Jean, XX) et à son Ascension (Actes, I). C’est une parure semblable que portaient les fidèles de la bienheureuse Jérusalem céleste, quand saint Jean l’Evangéliste les vit (Apocalypse, IV et VII).
Lisez l’histoire ancienne, tant grecque que romaine; vous apprendrez que la ville d’Albe, premier modèle de Rome, fut construite et baptisée suite à la découverte d’une truie blanche.
Vous apprendrez que, s’il était décrété que l’homme ayant remporté une victoire sur l’ennemi devait entrer dans Rome en apparat de triomphe, c’est sur un char tiré par des chevaux blancs qu’il y entrait, tout comme celui qui faisait son entrée en recevant l’ovation : nulle marque, nulle couleur ne pouvait mieux traduire la joie suscitée par leur entrée que la couleur blanche.
Vous apprendrez que Périclès, général des Athéniens, décida que ceux de ses hommes d’armes qui tireraient au sort des fèves blanches passeraient toute la journée à se réjouir, se divertir et se reposer pendant que les autres se battraient. Je pourrais à ce propos vous citer mille autres exemples ou références, mais ce n’est pas ici le lieu.
Pourvu que vous ayez compris cela, vous pouvez résoudre un problème considéré comme insoluble par Alexandre d’Aphrodise : pourquoi le lion, dont le seul cri, dont le moindre rugissement épouvante tous les animaux, ne craint et ne respecte que le coq blanc ? C’est que, comme le dit Proclus, au livre Du sacrifice et de la magie, la présence de la vertu du soleil, organe où s’emmagasine toute lumière terrestre et cosmique, a plus d’affinité et de congruence avec le coq blanc qu’avec le lion, tant à cause de sa couleur qu’à cause de ses propriétés et qualités spécifiques. Mieux, il dit qu’on a souvent vu des diables qui, ayant pris la forme de lions, ont brutalement disparu, mis en présence d’un coq blanc.
C’est ce qui explique pourquoi les Gaulois, c’est-à-dire les Français (leur nom vient de ce que, par nature, ils sont blancs comme le lait que les Grecs appellent Gala), portent volontiers des plumes blanches sur leurs bonnets. En effet ils sont par nature joyeux, candides, gracieux et bien aimés et ils ont pris pour symbole et emblème la plus blanche de toutes les fleurs : le lis.
Si vous me demandez comment, par la couleur blanche, la Nature nous donne à comprendre joie et liesse, je vous répondrai que c’est par analogie et identité physique : extérieurement, le blanc divise et disperse la vue, dissolvant manifestement les esprits visifs, selon l’opinion exprimée par Aristote dans ses Problèmes, et les esprits perspectifs. Vous pouvez en faire l’expérience quand vous franchissez des montagnes couvertes de neige et que vous vous plaignez de n’y pas bien voir; Xénophon nous dit que cela est arrivé à ses gens et Galien expose amplement le phénomène au livre X de L’Usage des parties du corps. De la même façon, le coeur, sous l’effet d’une joie extraordinaire, se disperse à l’intérieur du corps et souffre une dissolution manifeste des esprits vitaux; celle-ci peut s’accentuer à un point tel que le coeur demeure privé de ce qui le fait fonctionner et que la vie s’éteint sous l’effet d’un tel excès de joie, comme le dit Galien au livre XII de la Méthode, au livre V du Lieu des affections, au livre II de La Cause des symptômes. Selon les témoignages de Cicéron (livre ! des Questions tusculanes), de Verrius, Aristote, Tite-Live, qui note un tel cas après la bataille de Cannes, de Pline (livre VII, chapitres XXXII et LIII), Aulu-Gelle (livres HI, XV et suivants), c’est ce qui serait arrivé autrefois à Diagoras de Rhodes, à Chilon, à Sophocle, à Denys, tyran de Sicile, à Philippides, à Philémon, à Polycrate, à Philistion, à Marcus Juventi et à d’autres qui moururent de joie. Avicenne, à ce propos (au livre II du Canon et au livre des Forces du coeur), parle du safran qui réjouit tellement le coeur qu’il le prive de vie par dissolution et dilatation immodérée, si on en absorbe une dose excessive. À ce sujet, consultez Alexandre d’Aphrodise, livre I des Problèmes, chapitre XIX. Voilà pour la question !
Mais voyons ! je vais plus loin dans cette direction que je n’avais l’intention de le faire au départ. Je vais donc amener les voiles ici et réserver le reste pour un livre entièrement consacré à ce sujet. Je dirai en un mot, que le bleu signifie assurément ciel et choses célestes selon le même symbolisme qui veut que le blanc signifie joie et plaisir.
▲
CHAPITRE XI
De l’adolescence de Gargantua.
Gargantua, de ses trois ans jusques à ses cinq ans, fut élevé et éduqué en toutes les disciplines qui convennaient selon les dispositions de son père ; il passa ce temps-là comme tous les petits enfants du pays, c’est à dire à boire, manger et dormir, à manger, dormir et boire, à dormir, boire et manger.
Il se vautrait toujours dans la fange, se barbouillait le nez, se sallissait la figure, déformait ses souliers, bayait souvent aux corneilles, aimait à courir après les papillons sur lesquels régnait son père. Il pissait sur ses chaussures, chiait dans sa chemise, se mouchait dans sa manche, laissait couler son nez dans sa soupe, barbotait n’importe où, buvait dans sa pantoufle et se régalait en dépensant son énergie pour rien. Il aiguisait ses dents sur un sabot, lavait ses mains avec du potage, se peignait avec un gobelet, s’asseyait le cul par terre entre deux chaises, se couvrait d’un sac mouillé, buvait en mangeant sa soupe, mangeait sa fouace sans pain, mordait en riant, riait en mordant, crachait souvent au bassin, pétait de graisse, pissait contre le soleil, se cachait dans l’eau contre la pluie, battait froid, songeait creux, faisait le sucré, écorchait le renard, disait la patenôtre du singe, revenait à ses moutons, menait les truies au foin, battait le chien devant le lion, mettait la charrue avant les boeufs, se grattait où ça ne le démangeait pas, tirait les vers du nez, trop embrassait mal étreignait, mangeait son pain blanc le premier, ferrait les cigales, se chatouillait pour se faire rire, ruait fort bien en cuisine, faisait aux dieux offrande de foin, faisait chanter Magnificat à matines et trouvait ça très bien, mangeait des choux et chiait de la poirée, distinguait les mouches dans le lait, faisait perdre pied aux mouches, ratissait le papier, gribouillait le parchemin, perdait pied, prenait de la bouteille, comptait sans son hôte, battait les buissons sans attraper les oisillons, prenait les nues pour des poêles de bronze et les vessies pour des lanternes, avait plus d’un tour dans son sac, faisait l’âne pour avoir du bran, faisait un maillet de son poing, prenait les grues au premier saut, voulait que l’on tricotât point à point les cottes de mailles, à cheval donné regardait toujours les dents, sautait du coq à l’âne, en faisait des vertes et des pas mûres, remettait les déblais dans le fossé, gardait la lune des loups, espérait prendre les alouettes si le ciel tombait, faisait de nécessité vertu, faisait des tartines de même farine, se souciait des pelés comme des tondus, écorchait tous les matins le renard. Les petits chiens de son père mangeaient dans son écuelle et, lui, mangeait avec eux, aussi bien. Il leur mordait les oreilles, ils lui égratignaient le nez; il leur soufflait au cul, ils lui léchaient les badigoinces.
« Et sabez quoy, fillotz ? Le mau de pipe vous byre ! » Ce petit paillard pelotait toujours ses gouvernantes, sens dessus dessous, sens devant derrière, hardi bourricot ! Et il commençait déjà à essayer sa braguette, que ses gouvernantes ornaient chaque jour de beaux bouquets, de beaux rubans, de belles fleurs, de beaux pompons; elles passaient leur temps à la faire revenir entre leurs doigts comme un bâtonnet d’emplâtre, et puis elles s’esclaffaient quand elle dressait les oreilles, comme si le jeu leur avait plu.
L’une l’appelait mon petit fausset, une autre mon épine, une autre ma branche de corail, une autre mon bondon, mon bouchon, mon vilebrequin, mon piston, ma tarière, ma pendeloque, mon rude ébat raide et bas, mon dressoir, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille.
« Elle est à moi, disait l’une.
– C’est la mienne, disait une autre.
– Et moi, je n’y aurai pas droit ? disait une autre. Ma foi, je vais donc la couper !
– Ah ! la couper ! disait une autre, vous lui feriez mal, madame ; coupez-vous la chose aux enfants ? On l’appellerait monsieur tout court ! »
Et pour qu’il s’amuse comme les petits enfants du pays, elles lui firent un beau tourniquet avec les ailes d’un moulin à vent de Mirebeau.
▲
CHAPITRE XII
Des chevaux factices de Gargantua.
Puis, pour que toute sa vie il fût bon chevaucheur, on lui fit un bel et grand cheval de bois qu’il faisait gambader, sauter, volter, ruer et danser en même temps; il lui faisait prendre le pas, le trot, l’entrepas, le galop, l’amble, l’aubin, le traquenard, le pas du chameau et celui de l’onagre. Et comme les moines selon les fêtes changent de dalmatique, il le faisait changer de robe : tour à tour bai brun, alezan, gris pommelé, poil de rat, de cerf, de vache, rouan, tisonné, truité, pie ou blanc.
Il se fit lui-même, avec un gros fardier, un cheval pour la chasse, un autre pour tous les jours avec un levier de pressoir et, avec un grand chêne, une mule avec sa housse pour le manège. Il avait encore dix ou douze chevaux de relais et sept chevaux de poste. Il les faisait tous coucher près de lui.
Un jour, le seigneur de Painensac rendit visite à son père en équipage de grand apparat, le jour même où le duc de Francrepas et le comte de Mouillevent étaient venus le voir, eux aussi. Et, ma foi, la maison était un peu étroite pour tant de monde, notamment côté écuries. Alors le maître d’hôtel et le fourrier de ce seigneur de Painensac, pour savoir s’il y avait d’autres écuries inoccupées dans la maison, s’adressèrent à Gargantua, le jeune garçonnet, et lui demandèrent discrètement où se trouvaient les écuries des chevaux de maître, pensant que les enfants s’entendent à connaître tous les secrets.
Alors il les conduisit par le grand escalier du château, et passant de la seconde salle en une grande galerie, ils pénétrèrent dans une grosse tour; comme ils montaient de nouvelles marches, le fourrier dit au maître d’hôtel :
« Cet enfant se joue de nous : les écuries ne sont jamais en haut de la maison.
– C’est vous qui avez mal saisi, dit le maître d’hôtel; je connais des endroits à Lyon, à La Baumette, à Chinon et ailleurs où les écuries se trouvent au plus haut du logis; alors, il y a peut-être par-derrière une sortie à l’étage. Mais pour plus de sûreté, je vais le demander. »
Et il demanda à Gargantua :
« Mon petit mignon, où nous conduisez-vous ?
– À l’écurie de mes chevaux de bataille, répondit-il; nous y arrivons bientôt, montons seulement ces marches. »
Puis leur faisant traverser une autre grande salle, il les conduisit dans sa chambre et, ouvrant la porte, dit :
« Voici les écuries que vous cherchez : voilà mon genet, mon guilledin, mon gascon, mon hongre. »
Et, les chargeant d’un gros levier :
« Je vous donne, dit-il, ce frison. Je l’ai eu à Francfort, mais il est à vous. C’est un bon petit cheval, d’une grande robustesse. Avec un tiercelet, une demi-douzaine d’épagneuls et deux lévriers, vous voilà roi des perdrix et des lièvres pour tout cet hiver.
– Par saint Jean, dirent-ils, nous sommes bien attrapés. À présent, nous avons le moine.
– Je ne vous crois pas, fit-il, il y a trois jours qu’il ne fut pas dans la maison, »
Devinez maintenant ce qu’ils avaient de mieux à faire : s’en aller cacher leur honte, ou prendre le parti de rire en ce divertissement ?
Comme, tout confus, ils redescendaient l’escalier, il leur demanda :
« Voulez-vous une aubelière ?
– Qu’est-ce que c’est ? disent-ils.
– Ce sont, répondit-il, cinq étrons pour vous faire une muselière.
– Pour aujourd’hui, dit le maître d’hôtel, si on nous met à rôtir, en tout cas nous ne brûlerons jamais car nous sommes lardés à point, ce me semble. Tu nous as bien bernés, mon mignon. Je te verrais bien pape un jour ou l’autre.
– J’y compte bien, dit-il. Mais quand je serai pape vous serez papillon et ce gentil papegai sera un parfait papelard.
– Voire, voire ! dit le fourrier.
– Mais, dit Gargantua, devinez combien il y a de coups d’aiguille dans la chemise de ma mère ?
– Seize, dit le fourrier.
– Vos paroles ne sont pas d’Evangile, dit Gargantua, car il y en a sens devant et sens derrière. Vous les avez bien mal comptés.
– Quand cela ? dit le fourrier.
– Au moment, dit Gargantua, où l’on a fait de votre nez une canule pour tirer un muid de merde et de votre gosier un entonnoir pour la transvaser car le fond était éventé.
– Cordieu ! dit le maître d’hôtel, nous avons trouvé à qui parler. Monsieur le jaseur, Dieu vous garde de mal, tellement vous avez la langue bien pendue. »
Comme ils descendaient ainsi en grand hâte, ils laissèrent tomber sous la voûte des escaliers le gros levier dont Gargantua les avait chargés. Ce qui lui fit dire :
« Que diantre ! vous montez bien mal ! Votre courte-queue vous lâche au moment critique. Si vous deviez aller d’ici à Cahuzac, que préféreriez-vous : ou chevaucher un oison, ou mener une truie en laisse ?
– Je préférerais boire ! » dit le fourrier.
Sur ces paroles, ils entrèrent dans la salle basse où se trouvait toute la compagnie qu’ils firent rire comme un tas de mouches en leur racontant cette nouvelle étonnante.
▲
CHAPITRE XIII
Comment Grandgousier reconnut à l’invention d’un torche-cul
la merveilleuse intelligence de Gargantua.
Sur la fin de la cinquième année, Grandgousier, retour de la défaite des Canarriens, vint voir son fils Gargantua. Alors il fut saisi de toute la joie concevable chez un tel père voyant qu’il avait un tel fils et, tout en l’embrassant et en l’étreignant, il lui posait toutes sortes de petites questions puériles. Et il but à qui mieux mieux avec lui et avec ses gouvernantes auxquelles il demandait avec grand intérêt si, entre autres choses, elles l’avaient tenu propre et net. Ce à quoi Gargantua répondit qu’il s’y était pris de telle façon qu’il n’y avait pas dans tout le pays un garçon qui fût plus propre que lui.
« Comment cela ? dit Grandgousier.
– J’ai découvert, répondit Gargantua, à la suite de longues et minutieuses recherches, un moyen de me torcher le cul. C’est le plus seigneurial, le plus excellent et le plus efficace qu’on ait jamais vu.
– Quel est-il ? dit Grandgousier.
– C’est ce que je vais vous raconter à présent, dit Gargantua. Une fois, je me suis torché avec le cache-nez de velours d’une demoiselle, ce que je trouvai bon, vu que sa douceur soyeuse me procura une bien grande volupté au fondement;
une autre fois avec un chaperon de la même et le résultat fut identique;
une autre fois avec un cache-col;
une autre fois avec des cache-oreilles de satin de couleur vive, mais les dorures d’un tas de saloperies de perlettes qui l’ornaient m’écorchèrent tout le derrière. Que le feu Saint-Antoine brûle le trou du cul à l’orfèvre qui les a faites et à la demoiselle qui les portait.
« Ce mal me passa lorsque je me torchai avec un bonnet de page, bien emplumé à la Suisse.
« Puis, alors que je fientais derrière un buisson, je trouvai un chat de mars et m’en torchai, mais ses griffes m’ulcérèrent tout le périnée.
« Ce dont je me guéris le lendemain en me torchant avec les gants de ma mère, bien parfumés de berga-motte.
« Puis je me torchai avec de la sauge, du fenouil, de l’aneth, de la marjolaine, des roses, des feuilles de courges, de choux, de bettes, de vigne, de guimauve, de bouillon-blanc (c’est l’écarlate au cul), de laitue et des feuilles d’épinards (tout ça m’a fait une belle jambe !), avec de la mercuriale, de la persicaire, des orties, de la consoude, mais j’en caguai du sang comme un Lombard, ce dont je fus guéri en me torchant avec ma braguette.
« Puis je me torchai avec les draps, les couvertures, les rideaux, avec un coussin, une carpette, un tapis de jeu, un torchon, une serviette, un mouchoir, un peignoir; tout cela me procura plus de plaisir que n’en ont les galeux quand on les étrille.
– C’est bien, dit Grandgousier, mais quel torche-cul trouvas-tu le meilleur ?
– J’y arrivais, dit Gargantua; vous en saurez bientôt le fin mot. Je me torchai avec du foin, de la paille, de la bauduffe, de la bourre, de la laine, du papier. Mais
Toujours laisse aux couilles une amorce
Qui son cul sale de papier torche.
– Quoi ! dit Grandgousier, mon petit couillon, t’attaches-tu au pot, vu que tu fais déjà des vers ?
– Oui-da, mon roi, répondit Gargantua, je rime tant et plus et en rimant souvent je m’enrhume. Ecoutez ce que disent aux fienteurs les murs de nos cabinets :
Chieur,
Foireux
Péteur,
Breneux
Ton lard fécal
En cavale
S’étale
Sur nous.
Répugnant,
Emmerdant,
Dégouttant,
Le feu saint Antoine puisse te rôtir
Si tous
Tes trous
Béants
Tu ne torches avant ton départ.
« En voulez-vous un peu plus ?
– Oui-da, répondit Grandgousier.
– Alors, dit Gargantua :
RONDEAU
En chiant l’autre jour j’ai flairé
L’impôt que mon cul réclamait :
J’espérais un autre bouquet.
Je fus bel et bien empesté.
Oh ! si l’on m’avait amené
Cette fille que j’attendais
En chiant,
J’aurais su lui accommoder
Son trou d’urine en bon goret;
Pendant ce temps ses doigts auraient
Mon trou de merde équipé,
En chiant.
« Dites tout de suite que je n’y connais rien ! Par la mère Dieu, ce n’est pas moi qui les ai composés, mais les ayant entendu réciter à ma grand-mère que vous voyez ici, je les ai retenus en la gibecière de ma mémoire.
– Revenons, dit Grandgousier, à notre propos.
– Lequel, dit Gargantua, chier ?
– Non, dit Grandgousier, mais se torcher le cul.
– Mais, dit Gargantua, voulez-vous payer une barrique de vin breton si je vous dame le pion à ce propos ?
– Oui, assurément, dit Grandgousier.
– Il n’est, dit Gargantua, pas besoin de se torcher le cul s’il n’y a pas de saletés. De saletés, il ne peut y en avoir si l’on n’a pas chié. Il nous faut donc chier avant que de nous torcher le cul !
– Oh ! dit Grandgousier, que tu es plein de bon sens, mon petit bonhomme; un de ces jours prochains, je te ferai passer docteur en gai savoir, pardieu ! Car tu as de la raison plus que tu n’as d’années. Allez, je t’en prie, poursuis ce propos torcheculatif. Et par ma barbe, au lieu d’une barrique, c’est cinquante feuillettes que tu auras, je veux dire des feuillettes de ce bon vin breton qui ne vient d’ailleurs pas en Bretagne, mais dans ce bon pays de Véron.
– Après, dit Gargantua, je me torchai avec un couvre-chef, un oreiller, une pantoufle, une gibecière, un panier (mais quel peu agréable torche-cul !), puis avec un chapeau. Remarquez que parmi les chapeaux, les uns sont de feutre rasé, d’autres à poil, d’autres de velours, d’autres de taffetas. Le meilleur d’entre tous, c’est celui à poil, car il absterge excellemment la matière fécale. Puis je me torchai avec une poule, un coq, un poulet, la peau d’un veau, un lièvre, un pigeon, un cormoran, un sac d’avocat, une cagoule, une coiffe, un leurre.
« Mais pour conclure, je dis et je maintiens qu’il n’y a pas de meilleur torche-cul qu’un oison bien duveteux, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Croyez-m’en sur l’honneur, vous ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant à cause de la douceur de ce duvet qu’à cause de la bonne chaleur de l’oison qui se communique facilement du boyau du cul et des autres intestins jusqu’à se transmettre à la région du coeur et à celle du cerveau. Ne croyez pas que la béatitude des héros et des demi-dieux qui sont aux Champs Elysées tienne à leur asphodèle, à leur ambroisie ou à leur nectar comme disent les vieilles de par ici. Elle tient, selon mon opinion, à ce qu’ils se torchent le cul avec un oison; c’est aussi l’opinion de Maître Jean d’Ecosse. »
▲
CHAPITRE XIV
Comment Gargantua fut instruit par un sophiste en lettres latines.
Après avoir entendu ces propos, le bonhomme Grandgousier fut saisi d’admiration en considérant le génie et la merveilleuse intelligence de son fils Gargantua. Il dit à ses gouvernantes :
« Philippe, roi de Macédoine, découvrit le bon sens de son fils Alexandre en le voyant diriger un cheval avec dextérité : ce cheval était si terrible et indomptable que nul n’osait le monter parce qu’il faisait vider les étriers à tous ses cavaliers, rompant à l’un le cou, à un autre les jambes, à un autre la cervelle, à un autre les mâchoires. Alexandre, observant la chose à l’hippodrome (c’était l’endroit où l’on faisait évoluer et manoeuvrer les chevaux), se rendit compte que la nervosité du cheval n’était due qu’à la frayeur que lui causait son ombre. L’ayant donc enfourché, il le fit galoper contre le soleil de telle sorte que l’ombre tombait derrière lui et, par ce moyen, il rendit le cheval aussi docile qu’il le désirait. C’est ce qui amena son père à prendre conscience de l’intelligence divine que son fils portait en lui, et il le fit très bien instruire par Aristote qui était alors le plus prisé de tous les philosophes grecs.
« Et moi, je vous assure qu’à la seule conversation que j’ai eue tout à l’heure, en votre présence, avec mon fils Gargantua, je comprends que son intelligence participe de quelque puissance divine tant je la trouve aiguë, subtile, profonde et sereine; il atteindra un souverain degré de sagesse s’il est bien éduqué. C’est pourquoi, je veux le confier à quelque sage pour qu’il soit instruit selon ses capacités, et je ne regarderai pas à la dépense. »
De fait, on lui recommanda un grand docteur sophiste, nommé Maître Thubal Holoferne, qui lui apprit si bien son abécédaire qu’il le récitait par coeur, à l’envers, ce qui lui prit cinq ans et trois mois. Puis il lui lut la Grammaire de Donat, le Facet, le Théodolet et Alain dans ses Paraboles, ce qui lui prit treize ans, six mois et deux semaines. Mais remarquez que dans le même temps il lui apprenait à écrire en gothique, et il copiait tous ses livres, car l’art de l’imprimerie n’était pas encore en usage.
Il portait habituellement une grosse écritoire, pesant plus de sept mille quintaux, dont l’étui était aussi grand et gros que les gros piliers de Saint-Martin d’Ainay; l’encrier, qui jaugeait un tonneau du commerce, y était pendu par de grosses chaînes de fer.
Puis il lui lut les Modes de signifier, avec les commentaires de Heurtebise, de Faquin, de Tropditeux, de Galehaut, de Jean le Veau, de Billon, de Brelinguand et d’un tas d’autres; il y passa plus de dix-huit ans et onze mois. Il connaissait si bien l’ouvrage que, mis au pied du mur, il le restituait par coeur, à l’envers, et pouvait sur le bout du doigt prouver à sa mère que « les modes de signifier n’étaient pas matière de savoir ».
Puis il lui lut l’Almanach, sur lequel il demeura bien seize ans et deux mois; c’est alors que mourut le précepteur en question (c’était en l’an mil quatre cent vingt), d’une vérole qu’il avait contractée.
Après, il eut un autre vieux tousseux, nommé Maître Jobelin Bridé, qui lui lut Hugutio, le Grécisme d’Everard, le Doctrinal, les Parties, le Quid, le Supplément, Mannotret, Comment se tenir à table, Les Quatre Vertus cardinales de Sénèque, Passaventus avec commentaire, le Dors en paix, pour les fêtes et quelques autres de même farine. À la lecture des susdits ouvrages, il devint tellement sage que jamais plus nous n’en avons enfourné de pareils.
▲
CHAPITRE XV
Comment Gargantua fut mis sous la tutelle d’autres pédagogues.
Alors, son père put voir que, sans aucun doute, il étudiait très bien et y consacrait tout son temps; malgré tout, il ne progressait en rien et, pire encore, il en devenait fou, niais, tout rêveur et radoteur.
Comme il s’en plaignait à Dom Philippe des Marais, vice-roi de Papeligosse, il comprit qu’il vaudrait mieux qu’il n’apprît rien que d’apprendre de tels livres avec de tels précepteurs, car leur savoir n’était que bêtise et leur sagesse billevesées, abâtardissant les nobles et bons esprits et flétrissant toute fleur de jeunesse.
« Faites plutôt comme ceci, dit le vice-roi; prenez un de ces jeunes gens d’aujourd’hui, n’eût-il étudié que pendant deux ans. Si par hasard il n’avait pas un meilleur jugement, un meilleur vocabulaire, un meilleur style que votre fils, s’il n’avait pas une façon de se présenter meilleure et plus de tenue, je veux bien que vous me considériez comme un trancheur de lard de la Brenne. » L’expérience agréa fort à Grandgousier, qui commanda qu’ainsi fût fait.
Le soir, au souper, ledit Des Marais fit venir un de ses jeunes pages, originaire de Villegongis, nommé Eudémon, si bien coiffé, tiré à quatre épingles, pomponné, si digne en son attitude, qu’il ressemblait bien plus à un petit angelot qu’à un homme. Puis il dit à Grandgousier :
« Voyez-vous ce jeune enfant ? Il n’a pas encore douze ans. Voyons, si bon vous semble, la différence qu’il y a entre la science de vos ahuris de néantologues du temps jadis et celle des jeunes gens d’aujourd’hui. »
La proposition agréa à Grandgousier, qui demanda que le page fît son exposé. Alors, Eudémon, demandant la permission du vice-roi son maître, se leva, le bonnet au poing, le visage ouvert, la bouche vermeille, le regard ferme et les yeux posés sur Gargantua avec une modestie juvénile. Il commença à le louer et à exalter en premier lieu sa vertu et ses bonnes moeurs, en second lieu son savoir, en troisième lieu sa noblesse, en quatrième lieu sa beauté physique et en cinquième lieu il l’exhortait avec douceur à vénérer, en lui obéissant en tout, son père, qui prenait un tel soin de lui faire donner une bonne instruction. Il le priait enfin de vouloir bien le garder comme le dernier de ses serviteurs, car pour l’heure, il ne demandait nul autre don des cieux que de recevoir la grâce de lui complaire par quelque service qui lui fût agréable. Toute cette déclaration fut prononcée par lui avec des gestes si appropriés, une élocution si distincte, une voix si pleine d’éloquence, un langage si fleuri, et en un si bon latin qu’il ressemblait plus à un Gracchus, à un Cicéron ou à un Paul-Emile du temps passé qu’à un jeune homme de ce siècle.
Tout autre fut la contenance de Gargantua, qui se mit à pleurer comme une vache et se cachait le visage avec son bonnet, et il ne fut pas possible de tirer de lui une parole, pas plus qu’un pet d’un âne mort.
Son père en fut si irrité qu’il voulut occire Maître Jobelin. Mais ledit Des Marais l’en empêcha, en lui faisant une belle exhortation, de telle sorte que sa colère en fut atténuée. Il commanda qu’on lui payât ses gages, qu’on le fit chopiner très sophistiquement et que, cela fait, il allât à tous les diables.
« Au moins, disait-il, aujourd’hui il ne coûterait pas cher à son hôte, si par hasard il mourait dans cet état, saoul comme un Anglais ! »
Maître Jobelin parti de la maison, Grandgousier prit conseil du vice-roi sur le choix du précepteur qu’on pourrait donner à Gargantua, et ils décidèrent tous deux qu’on chargerait de cet office Ponocrates, pédagogue d’Eudémon, et qu’ils iraient tous ensemble à Paris, pour savoir quelle éducation recevaient les jeunes gens de France à ce moment-là.
▲
CHAPITRE XVI
Comment Gargantua fut envoyé à Paris.
De l’énorme jument qui le porta et comment elle anéantit les mouches à boeufs de la Beauce.
À cette même époque, Fayolles, quatrième roi de Numidie, envoya du pays d’Afrique à Grandgousier une jument, la plus énorme, la plus grande qu’on ait jamais vue, et la plus monstrueuse : vous savez bien que d’Afrique il nous vient toujours quelque chose de nouveau. Elle était grande comme six éléphants et avait les pieds fendus en doigts, comme le cheval de Jules César, les oreilles pendantes, pareilles à celles des chèvres du Languegoth, et une petite corne au cul. Pour le reste, elle avait une robe alezan brûlé, criblée de pommelures grises. Mais elle avait surtout une queue formidable, car elle était à peu de chose près aussi grosse que la Pile Saint-Mars, près Langeais, et du même module carré avec des crins embarbelés, ni plus ni moins que des épis de blé.
Si cela vous émerveille, émerveillez-vous davantage de la queue des béliers de Scythie, qui pesait plus de trente livres, et de celle des moutons de Syrie auxquels il faut, si Thenaud dit vrai, atteler une charrette au cul pour la porter, tant elle est longue et pesante. Vous n’en avez pas une pareille, vous autres, paillards de rase campagne !
La jument fut amenée par mer, dans trois caraques et un brigantin, jusqu’aux Sables d’Olonne, en Talmondais.
Quand Grandgousier la vit :
« Voici, dit-il, qui conviendra très bien pour conduire mon fils à Paris. Ainsi, pardieu, tout se passera bien. Il sera plus tard grand clerc. Sans l’action de messieurs les ânes, nous vivrions comme des clercs ! »
Au lendemain, après boire (comme vous vous en doutez), Gargantua prit la route avec son précepteur Ponocrates et ses gens, et avec eux Eudémon, le jeune page. Comme c’était par un temps serein et bien doux, son père lui fit faire des bottes de cuir fauve, de celles que Babin appelle des bottillons.
En tel équipage, ils suivirent joyeusement leur itinéraire, faisant toujours grande chère, comme cela jusqu’au-dessus d’Orléans. Il y avait à cet endroit une vaste forêt, de trente-cinq lieues de longueur et de dix-sept de largeur, ou à peu près. Celle-ci était horriblement riche et féconde en mouches à boeufs et en frelons, si bien que c’était un vrai coupe-gorge pour les pauvres bêtes de somme, ânes et chevaux. Mais la jument de Gargantua eut la revanche de tous les outrages qui y avaient été commis sur les bêtes de son espèce, dont elle vengea l’honneur par un tour auquel les insectes ne s’attendaient guère. Car dès qu’ils eurent pénétré dans la forêt en question et que les frelons lui eurent livré l’assaut, elle dégaina sa queue et dans l’escarmouche les émoucha si bien qu’elle en abattit toute la futaie. À tort, à travers, de çà, de là, par-ci, par-là, en long, en large, par-dessus, par-dessous, elle abattait les troncs comme un faucheur abat les herbes, de telle sorte que depuis il n’y eut plus ni bois ni frelons, et que tout le pays fut transformé en champs.
Ce que voyant, Gargantua y prit un bien grand plaisir et, sans davantage s’en vanter, dit à ses gens :
« Je trouve beau ce. »
C’est pourquoi, depuis lors, on appelle ce pays la Beauce. Mais, pour tout potage, ils ne purent que bâiller. C’est en mémoire de ce fait qu’aujourd’hui encore les gentilshommes de la Beauce déjeunent de bâillements, s’en trouvent fort bien et n’en crachent que mieux.
Finalement, ils arrivèrent à Paris, où Gargantua refit ses forces pendant deux ou trois jours, faisant bonne chère avec ses gens, s’enquérant des gens de science qui se trouvaient alors dans la ville et du vin qu’on y buvait.
▲
CHAPITRE XVII
Comment Gargantua paya sa bienvenue aux Parisiens et comment
il prit les grosses cloches de l’église Notre-Dame.
Quelques jours après qu’ils eurent repris leurs forces, il visita la ville et fut regardé par tout le monde avec une grande admiration, car le peuple de Paris est tellement sot, tellement badaud et stupide de nature, qu’un bateleur, un porteur de reliquailles, un mulet avec ses clochettes, un vielleux au milieu d’un carrefour, rassembleront plus de gens que ne le ferait un bon prédicateur évangélique.
Ils furent si fâcheux en le harcelant qu’il fut contraint de se réfugier sur les tours de l’église Notre-Dame. Installé à cet endroit et voyant tant de gens autour de lui, il dit d’une voix claire :
« Je crois que ces maroufles veulent que je leur paye ici même ma bienvenue et mon étrenne. C’est juste. Je vais leur payer à boire, mais ce ne sera que par ris. »
Alors, en souriant, il détacha sa belle braguette et, tirant en l’air sa mentule, les compissa si roulement qu’il en noya deux cent soixante mille quatre cent dix-huit, sans compter les femmes et les petits enfants.
Quelques-uns d’entre eux échappèrent à ce pissefort en prenant leurs jambes à leur cou et quand ils furent au plus haut du quartier de l’université, suant, toussant, crachant et hors d’haleine, ils commencèrent à blasphémer et à jurer, les uns de colère, les autres par ris :
« Carymary, caramara ! Par sainte Mamie, nous voilà arrosés par ris ! »
Depuis, la ville en fut appelée Paris; on l’appelait auparavant Leukèce, comme l’indique Strabon, au livre IV, c’est-à-dire Blanchette, en grec, à cause de la blancheur des cuisses des dames du lieu. Et parce que, lors de ce baptême nouveau, tous les assistants jurèrent par les saints de leurs paroisses respectives, les Parisiens, qui sont composés de toutes sortes de gens et de pièces rapportées, sont par nature bons jureurs et bons juristes, quelque peu imbus d’eux-mêmes, ce qui donne à penser à Joaninus de Barranco, au livre De l’abondance des marques de respect, qu’on les appelle Parrhésiens en grec, c’est-à-dire qui ont bon bec.
Cela fait, Gargantua considéra les grosses cloches qui se trouvaient dans les tours en question, et les fit sonner bien harmonieusement. Ce faisant, il lui vint à l’idée qu’elles serviraient bien de clochettes au cou de sa jument, qu’il avait l’intention de renvoyer à son père toute chargée de fromages de Brie et de harengs frais. De fait, il les emporta en son logis.
Sur ces entrefaites survint, pour faire sa quête de cochonnailles, un commandeur jambonnier de l’ordre de saint Antoine qui, pour se faire entendre de loin et faire trembler le lard dans le saloir, voulut les emporter furtivement. Mais il les laissa par scrupule d’honnêteté, non qu’elles fussent trop chaudes, mais parce qu’elles étaient un peu trop lourdes à transporter. Ce n’était pas celui de Bourg, car c’est un trop bon ami à moi.
Toute la ville entra en sédition : vous savez qu’ils sont si enclins à de tels soulèvements que les nations étrangères s’ébahissent, vu les perturbations qui en découlent quotidiennement, de la patience des rois de France qui ne répriment pas plus que cela par voie de justice. Plût à Dieu que je connaisse l’officine où sont élaborés ces séditions et ces complots pour les dévoiler aux confréries de ma paroisse !
Croyez-moi, l’endroit où se massa la populace toute furibonde et en ébullition, fut Nesle où se trouvait alors l’oracle de Lutèce qui n’y est plus maintenant. C’est là qu’on exposa le problème et qu’on démontra l’inconvénient consécutif au déplacement des cloches. Après avoir bien ergoté pour et contre, on conclut syllogistiquement que l’on dépêcherait auprès de Gargantua le plus vieux et le plus compétent des membres de la Faculté, pour lui démontrer quels horribles inconvénients entraînait la perte de ces cloches. Et malgré la remontrance de certains Universitaires qui avançaient que cette charge convenait mieux à un orateur qu’à un sophiste, on élut pour cette affaire Notre Maître Janotus de Bragmardo.
▲
CHAPITRE XVIII
Comment Janotus de Bragmardo fut envoyé auprès de Gargantua
pour récupérer les grosses cloches.
Maître Janotus, tondu à la César, vêtu de son capuchon à l’antique, l’estomac bien immunisé au cotignac de four et à l’eau bénite de cave, se transporta au logis de Gargantua, touchant devant lui trois boeufs-deaux à museau rouge et trônant par-derrière cinq ou six maîtres sans-art, bien crottés jusqu’au bout des ongles.
À leur entrée, Ponocrates les rencontra et il fut effrayé en les voyant ainsi déguisés; il croyait que c’étaient quelques travestis ayant perdu la raison. Puis il s’enquit auprès de l’un des Maîtres sans-art de cette bande de ce que signifiait cette chienlit. On lui répondit qu’ils venaient demander que les cloches leur fussent restituées.
À peine avait-il entendu ces paroles, que Ponocrates courut annoncer la nouvelle à Gargantua afin qu’il fût prêt à la réplique et qu’il délibérât sur-le-champ sur ce qu’il convenait de faire. Gargantua, averti de la situation, prit à part Ponocrates, son précepteur, Philotomie, son maître d’hôtel, Gymnaste, son écuyer, et Eudémon, et se concerta sommairement avec eux de ce qu’il serait bon aussi bien de faire que de répondre. Tous furent d’avis qu’il fallait les conduire au petit coin du gobelet et là, les faire boire en bons rustauds. Et, pour que ce tousseux ne tirât pas une vaine gloire d’avoir fait rendre les cloches sur son intervention, pendant qu’il chopinerait, on ferait appeler le prévôt de la ville, le recteur de la Faculté, le vicaire de l’église, auxquels on remettrait les cloches avant que le sophiste n’ait exposé sa requête. Après quoi, les autres étant présents, on écouterait sa belle harangue. Ainsi fut fait, et, une fois les susdits arrivés, on introduisit le sophiste en pleine salle et il commença comme suit, tout en toussant :
▲
CHAPITRE XIX
La harangue que Maître Janotus de Bragmardo fit à Gargantua pour récupérer les cloches
« Euh, hum, hum ! B’jour, Monsieur, b’jour et à vous aussi, Messieurs. Ce ne pourrait qu’être bon que vous nous rendissiez nos cloches, car elles nous font bien faute. Hum, hum, atch ! Autrefois nous en avions bel et bien refusé une belle somme à ceux de Londres près Cahors, et pareillement à ceux de Bordeaux en Brie, qui voulaient les acheter pour la substantifique qualité de la complexion élémentaire qui est intronifiquée en la terrestérité de leur nature intrinsèque, pour écarter les brumes et les tourbillons de nos vignes (à vrai dire, non pas les nôtres, mais celles qui sont tout près d’ici), car si nous perdons le vin, nous perdons tout, sens et loi.
« Si vous nous les rendez sur ma requête, j’y gagnerai six empans de saucisses et une bonne paire de chausses, qui me feront grand bien à mes jambes, à moins que ces gens ne tiennent pas leur promesse. Oh ! pardieu, Seigneur, une paire de chausses est une bonne chose et point ne la méprisera le sage. Ah ! ah ! N’a pas une paire de chausses qui veut, je le sais bien pour ma part ! Ecoutez, Seigneur, il y a dix-huit jours que je suis à élucubrer cette belle harangue : rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Ici gît le lièvre…
« Par ma foi, Seigneur, si vous voulez souper avec moi, dans ma chambre d’aumône, cordieu, nous ferons bonne chère (ubin). Moi, j’ai tué un porc et moi avoir bonus vino; mais de bon vin on ne peut faire mauvais latin.
« Alors, de par Dieu, donnez-nous nos cloches. Tenez, je vous donne au nom de la Faculté un recueil des Sermons d’Udine, qui vous sermonne de nous octroyer nos cloches. Voulez-vous aussi des pardons ? Pardieu ! vous les aurez et ne les paierez point.
« Oh ! Monsieur, Seigneur, clochidonnaminez-nous ! Vraiment c’est le bien de la ville. Tout le monde s’en sert. Si votre jument s’en trouve bien, notre Faculté aussi, laquelle a été comparée aux juments sans esprit et faite semblable à celles-ci. C’est dans je ne sais plus quel psaume… Je l’avais pourtant bien noté sur mon papier, et l’argument massue c’est le fin du fin. Hum, hum, euh, atch !
« Là ! je vous prouve que vous devez me les donner. Voici ma thèse : Toute cloche clochable clochant dans un clocher, en clochant fait clocher par le clochatif ceux qui clochent clochablement. À Paris, il y a des cloches. Par conséquent CQFD, etc.
« Ah ! ah ! ah ! c’est parlé, cela ! C’est dans la troisième section de la première partie, en Darius ou ailleurs. Par mon âme, j’ai vu le temps où je faisais monts et merveilles en argumentant, mais à présent je ne fais plus que radoter, et il ne me faut plus désormais que bon vin, bon lit, le dos au feu, le ventre contre la table avec une écuelle bien profonde.
« Ah ! Seigneur, je vous en prie, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amen, rendez-nous nos cloches, et Dieu vous garde de mal et Notre-Dame de Santé, qui vit et règne dans tous les siècles des siècles, amen. Hum atch, euh-atch, greuh-hum-atch !
« Mais en vérité, attendu que, sans doute par Pollux, or, ni, car, puisque, en effet, mon Dieu, ma foi, une ville sans cloches est comme un aveugle sans bâton, un âne sans croupière et une vache sans clochettes. Jusqu’à ce que vous nous les ayez rendues nous ne cesserons de crier après vous, comme un aveugle qui a perdu son bâton, de braire comme un âne sans croupière et de beugler comme une vache sans clarines.
« Un quidam latiniste, demeurant près de l’Hôtel-Dieu, a dit un jour, alléguant l’autorité d’un certain Tampon, je me trompe, je voulais dire Pontan, poète profane, qu’il aurait voulu qu’elles fussent en plume avec pour battant une queue de renard, parce qu’elles lui donnaient la colique aux tripes du cerveau quand il composait ses vers carminiformes. Mais, nac petitin petetac, ticque, torche, lorgne, on l’a déclaré hérétique : nous les façonnons comme pantins de cire. Le déposant n’a plus rien à ajouter. La pièce est jouée. Achevé d’imprimer. »
▲
CHAPITRE XX
Comment le sophiste emporta son drap
et comment il se trouva en procès avec les autres maîtres.
Le sophiste avait à peine achevé que Ponocrates et Eudémon s’esclaffèrent si violemment qu’ils crurent en rendre l’âme à Dieu, ni plus ni moins que Crassus en voyant un âne couillard qui mangeait des chardons ou comme Philémon qui mourut à force de rire en voyant un âne manger les figues qu’on avait préparées pour le dîner. Maître Janotus se mit à rire avec eux, à qui mieux mieux, si bien que les larmes leur venaient aux yeux par suite du violent traumatisme de la substance cérébrale qui faisait s’exprimer ces humeurs lacrymales s’écoulant le long des nerfs optiques. De ce fait, ils se trouvaient représenter Démocrite héraclitisant et Héraclite démocratisant.
Ces rires complètement apaisés, Gargantua consulta ses gens sur ce qu’il convenait de faire. Ponocrates fut d’avis que l’on fit reboire ce bel orateur et, vu qu’il leur avait offert un divertissement et les avait fait rire plus que ne l’eût fait Songecreux, qu’on lui offrît les dix empans de saucisses mentionnés dans la joyeuse harangue, avec une paire de chausses, trois cents bûches de gros bois de moule, vingt-cinq muids de vin, un lit à triple couche de plume d’oie et une écuelle de grande capacité, bien profonde, choses qu’il disait nécessaires à sa vieillesse.
Tout fut fait comme il en avait été décidé, à ceci près que Gargantua doutant que l’on pût trouver sur l’heure des chausses seyant à sa jambe, s’interrogeant aussi sur le modèle qui conviendrait le mieux à l’orateur en question : avec une martingale (c’est un pont-levis au cul pour fienter plus à l’aise), à la marinière pour mieux soulager les reins, à la suisse pour tenir la bedondaine au chaud ou à queue de morue pour ne pas échauffer les reins, lui fit livrer sept aunes de drap noir et trois de lainage blanc pour la doublure. Le bois fut porté par des gagne-petit, les Maîtres sans-art portèrent les saucisses et l’écuelle. Maître Janot voulut porter le drap.
Un des maîtres en question, nommé Maître Jousse Bandouille, lui fit remarquer que ce n’était pas convenable ni décent pour son état, et qu’il aurait dû le donner à porter à l’un d’entre eux :
« Ah ! dit Janotus, baudet, baudet, tu ne conclus pas en bonne et due forme, voilà à quoi servent les Suppositions et les Eléments de logique. Ce pan d’étoffe, à qui se rapporte-t-il ?
– En général, dit Bandouille, et non à un particulier.
– Baudet ! dit Janotus, je ne te demande pas la nature du rapport, mais sa destination; baudet ! C’est à destination de mes tibias, aussi le porterai-je moi-même, comme la substance porte l’accident. »
Ainsi, il emporta son drap en tapinois, comme Patelin.
Le meilleur, ce fut quand le tousseux, glorieusement, et en pleine séance tenue chez les Mathurins, vint réclamer ses chausses et ses saucisses qui lui furent péremptoirement refusées, puisque, selon les informations prises à ce propos, il les avait reçues de Gargantua. Il objecta que c’était gratuitement et par libéralité, ce qui ne les dispensait nullement de leurs promesses. Malgré tout, on lui répondit qu’il devrait se contenter de bonne raison, en plus de quoi il n’aurait pas une miette.
« La raison, dit Janotus, nous n’en usons pas ici. Misérables traîtres, vous ne valez rien; la terre ne porte pas de plus méchantes gens que vous, je le sais bien. N’allez pas clopiner devant les boiteux; la méchanceté, je l’ai exercée avec vous. Par la rate de Dieu ! J’avertirai le Roi des énormes abus qui sont forgés ici par vos mains et vos menées, et je veux bien attraper la lèpre s’il ne vous fait pas brûler vifs comme sodomites, traîtres hérétiques et tentateurs, ennemis de Dieu et de la vertu. »
À ces mots, ils formulèrent des accusations contre lui, et lui, de son côté, les cita à comparoir. Bref, le procès fut retenu par le tribunal et il y est encore. Les maîtres firent à ce propos le voeu de ne plus se décrotter; Maître Janotus et ses défenseurs firent voeu de ne plus se moucher jusqu’à ce qu’une sentence définitive fût prononcée.
Ces voeux leur valent d’être restés jusqu’à présent crottés et morveux, car la Cour n’a pas encore bien épluché toutes les pièces. L’arrêt sera rendu aux prochaines calendes grecques, c’est-à-dire jamais, car, vous le savez, ils font mieux que la Nature, à l’encontre de leurs propres articles. Les articles de la ville de Paris rabâchent que Dieu seul peut faire des choses infinies. La Nature ne fait rien d’immortel, car elle met une fin et un terme à toutes les choses qu’elle produit : tout ce qui naît doit mourir, etc. Mais ces souffleurs de brouillards, laissant devant eux les procès en suspens, les rendent infinis et immortels. Ce faisant, ils ont été l’occasion et la vérification de l’adage de Chilon le Lacédémonien, canonique à Delphes, disant que la Misère est la compagne des Procès et que les plaideurs sont des miséreux, car ils voient plus tôt la fin de leur vie que la reconnaissance de leurs prétendus droits.
▲
CHAPITRE XXI
L’étude de Gargantua selon les règles de ses précepteurs sophistes.
Les premiers jours s’étant passés de la sorte et les cloches remises à leur place, les citoyens de Paris, en reconnaissance de cette courtoisie, s’offrirent pour entretenir et nourrir sa jument aussi longtemps qu’il lui plairait, ce que Gargantua apprécia vivement, et ils l’envoyèrent vivre dans la forêt de Fontainebleau. Je pense qu’elle ne doit plus y être à présent.
Après cela il souhaita de tout coeur se livrer à l’étude en s’en remettant à Ponocrates ; mais celui-ci, pour commencer, lui ordonna de se comporter selon sa méthode habituelle, afin de savoir par quel processus, et en un temps si long, ses anciens précepteurs l’avaient rendu si sot, niais et ignorant.
Il employait donc son temps de telle sorte : il s’éveillait d’ordinaire entre huit et neuf heures, qu’il fasse jour ou non. C’est ce qu’avaient ordonné ses anciens maîtres alléguant les paroles de David : C’est vanité que de vous lever avant la lumière.
Puis il gambadait, sautillait, se vautrait sur la paillasse un bon moment pour mieux ragaillardir ses esprits animaux; et il s’habillait selon la saison, mais portait volontiers une grande et longue robe de grosse laine grège, fourrée de renard. Après, il se peignait avec le peigne d’Almain, c’est-à-dire avec les quatre doigts et le pouce, car ses précepteurs disaient que se peigner, se laver et se nettoyer de toute autre façon revenait à perdre son temps en ce monde.
Puis il fientait, pissait, se raclait la gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait, se mouchait en archidiacre et, pour abattre la rosée et le mauvais air, il déjeunait de belles tripes frites, de belles grillades, de beaux jambons, de belles pièces de chevreau et de force tartines matutinales.
Ponocrates lui faisant remarquer qu’il n’aurait pas dû s’empiffrer si brusquement au saut du lit, sans avoir fait quelque exercice au préalable, Gargantua répondit :
« Quoi ! n’ai-je pas fait suffisamment d’exercice ? Je me suis vautré six ou sept tours à travers le lit avant de me lever. N’est-ce pas assez ? C’est ce que faisait, sur les conseils de son médecin juif, le pape Alexandre, et il vécut jusqu’à sa mort en dépit des envieux. Mes premiers maîtres, qui m’ont donné cette habitude, disaient que le déjeuner du matin donnait bonne mémoire. Aussi étaient-ils les premiers à y boire. Je m’en trouve fort bien et n’en dîne que mieux. Et Maître Tubal, qui fut le premier de sa licence à Paris, me disait que le plus profitable n’est pas de courir bien vite mais de partir de bonne heure. Aussi, la bonne santé intégrale de notre humanité, ce n’est pas de boire des tas, des tas, des tas, comme les canes, mais c’est bien de boire matin, d’où le verset :
Lever matin, ce n’est pas bonheur;
Boire matin, c’est bien meilleur. »
Après avoir déjeuné bien comme il faut, il allait à l’église et on lui apportait dans un grand panier un gros bréviaire emmitouflé, pesant tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins, onze quintaux six livres, à peu de chose près. Là, il entendait vingt-six ou trente messes. À ce moment-là, venait son diseur d’heures en titre, encapuchonné comme une huppe, ayant bien immunisé son haleine à coups de sirop de vigne. Il marmonnait avec lui toutes ces kyrielles et les épluchait si soigneusement que pas un seul grain n’en tombait à terre.
Au sortir de l’église, on lui apportait sur un fardier à boeufs un tas de chapelets de Saint-Claude, dont chaque grain était gros comme le moule d’un bonnet; et en se promenant à travers les cloîtres, les galeries et le jardin, il en disait plus que seize ermites.
Puis il étudiait pendant une méchante demi-heure, les yeux assis sur le livre mais, comme dit le Comique, son âme était à la cuisine.
Pissant donc un plein urinoir, il s’asseyait à table et, parce qu’il était d’une nature flegmatique, commençait son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de boeuf fumées, de boutargues, d’andouilles et d’autres avant-coureurs de vin.
Pendant ce temps, quatre de ses gens, l’un après l’autre, lui jetaient dans la bouche, sans interruption, de la moutarde à pleines pelletées. Puis il buvait un horrifique trait de vin blanc pour se soulager les rognons. Après, il mangeait selon la saison des plats à la mesure de son appétit et cessait de manger quand le ventre lui tirait.
En matière de boisson, il ne connaissait ni fin ni règles, car il disait que les limites et les bornes du boire apparaissaient quand le liège des pantoufles du buveur s’enflait d’un demi-pied en hauteur.
▲
CHAPITRE XXII
Les jeux de Gargantua.
Puis marmottant, tout alourdi, une bribe de prière, il se lavait les mains de vin frais, se curait les dents avec un pied de porc et devisait joyeusement avec ses gens. Ensuite, le tapis vert étendu, on étalait force cartes, force dés, force tablettes et alors il jouait :
au flux,
à la prime,
à la vole,
à la pille,
à la triomphe,
à la Picardie,
au cent,
à l’épinet,
à la malheureuse,
au fourbi,
à la passe à dix,
à trente et un,
à paire et séquence,
à trois cents,
au malheureux,
à la condemnade;
à la carte virade,
au mal content,
au lansquenet,
au cocu,
à qui en a parlé,
à pille, nade, jocque, fore,
au mariage,
au geai,
à l’opinion,
à qui fait l’un fait l’autre,
à la séquence,
aux luettes,
au tarot,
à coquimbert qui gagne perd,
au couillonné,
au tourment,
à la ronfle,
au glic,
aux honneurs,
à la mourre,
aux échecs,
au renard,
à la marelle,
aux vaches,
à la blanche,
à la chance,
à trois dés,
aux tables,
à la nique-noque,
à bredouille,
à la rainette,
au barignien,
au trictrac,
à toutes tables,
à tables rabattues,
au reniguebieu,
au forcé,
aux dames,
à la babou,
à premier-second,
au pied du coteau,
aux clés,
au franc du carreau,
à pair ou non,
à pile ou face,
aux martres,
au pingre,
à la bille,
au savetier,
au hibou,
au dorelot du lièvre,
à la tirelitentaine,
à cochonnet va devant,
à la pie,
à la corne,
au boeuf violé,
à la chevêche,
à je te pince sans rire,
à picoter,
à déferrer l’âne,
à laïau-tru,
à bourri, bourri, zou,
à je m’assieds,
à la barbe d’oribus,
à la bousquine,
à tire la broche,
à la boute-foire,
à compère prêtez-moi votre sac,
à la couille de bélier,
à boute-hors,
aux figues de Marseille,
à la mousque,
à l’archer tru,
à écorcher le renard,
à la ramasse,
au croc madame,
à vendre l’avoine,
à souffler le charbon,
aux réponsailles,
à juge vif et juge mort,
à tirer les fers du four,
au faux-vilain,
aux cailleteaux,
au bossu aulican,
à saint Trouvé,
à pince morille,
au poirier,
à pimpompet,
au triori,
au cercle,
à la truie,
à ventre contre ventre,
aux combes,
à la vergette,
au palet,
à j’en suis,
à Fouquet,
aux quilles,
au rapeau,
à la boule plate,
au vireton,
au pique-à-Rome,
à rouchemerde,
à Angenard,
à la courte boule,
à la grièche,
à la recoquillette,
au cassepot,
à mon talent,
à la pirouette,
aux jonchées,
au court bâton,
au pirevolet,
à cligne-musette,
au piquet,
à la blanque,
au furon,
à la seguette,
au châtelet,
à la rangée,
à la roussette,
au ronflard,
à la trompe,
au moine,
au ténébris,
à l’ébahi,
à la soule,
à la navette,
au fessard,
au balai,
à Saint Côme je viens t’adorer,
à escarbot le brun,
à je vous prends sans vert,
à bel et beau s’en va Carême,
au chêne fourchu,
à cheval fondu,
à la queue du loup,
à pet-en-gueule,
à Guillemin baille-moi ma lance,
à la brandelle,
au tréseau,
au bouleau,
à la mouche,
à la migne-migne-boeuf,
aux propos,
à neuf mains,
au chapiteau,
aux ponts chus,
à Colin bridé,
à la grolle,
au coquantin,
à colin-maillard,
à mirelimofle,
au mouchard,
au crapaud,
à la crosse,
au piston,
au bilboquet,
aux reines,
aux métiers,
à tête tête bêche,
au pinot,
à male mort,
aux croquignoles,
à laver la coiffe Madame,
au beluteau,
à semer l’avoine,
a moine briffaut,
au moulinet,
à je défends,
à la virevolte,
à la bascule,
au laboureur,
à la chevêche,
aux écoublettes enragées,
à la bête morte,
à monte, monte l’échelette,
au pourceau mori,
à cul salé,
au pigeonner,
au tiers,
à la bourrée,
au saut du buisson,
à croiser,
à la cute-cache,
à la maille bourse en cul,
au nid de la bondrée,
au passe avant,
à la figue,
aux pétarades,
à pile moutarde,
à cambos,
à la rechute,
au picandeau,
à croque-tête,
à la grolle,
à la grue,
à taille coup,
aux nasardes,
aux alouettes,
aux chiquenaudes.
Après avoir bien joué, passé, tamisé et bluté le temps, on était d’accord pour boire quelque peu, c’est-à-dire onze setiers par tête, et, aussitôt après avoir banqueté, de s’étendre sur un beau banc ou en plein mitan d’un bon lit pour y dormir deux ou trois heures, sans penser à mal ni dire du mal.
Quand il s’éveillait, il secouait un peu les oreilles; à ce moment, on lui apportait du vin frais et alors il buvait mieux que jamais.
Ponocrates lui faisait remarquer que c’était un mauvais régime que de boire de la sorte après dormir.
« C’est la vraie vie des Pères, répondit Gargantua, car, par nature, je dors salé et le dormir me fait le même effet que du jambon. »
Puis il commençait à étudier quelque peu, et en avant les patenôtres ! Pour les expédier plus pertinemment, il montait sur une vieille mule qui avait servi neuf rois. Ainsi marmottant de la bouche et dodelinant de la tête, il allait voir prendre quelque lapin aux filets.
Au retour, il se transportait à la cuisine pour voir quel rôt était en broche.
Et il soupait de bon coeur, sur mon âme ! Il conviait volontiers quelques buveurs de ses voisins avec lesquels il buvait à qui mieux mieux. Ils contaient des histoires, des vieilles et des nouvelles. Il avait pour familiers, entre autres, les seigneurs du Fou, de Gourville, de Grignault et de Marigny.
Après le souper prenaient place les beaux évangiles de bois, c’est-à-dire force tapis de jeu, et c’étaient le beau flux un, deux, trois ou quitte ou double pour abréger. Sinon, ils allaient voir les filles des alentours; alors c’étaient de petits banquets parmi collations et pousse-collations. Puis il donnait sans débrider, jusqu’au lendemain huit heures.
▲
CHAPITRE XXIII
Comment Gargantua fut éduqué par Ponocrates
selon une méthode telle qu’il ne perdait pas une heure de la journée.
Quand Ponocrates eut pris connaissance du vicieux mode de vie de Gargantua, il décida de lui inculquer les belles-lettres d’une autre manière, mais pour les premiers jours il ferma les yeux, considérant que la nature ne subit pas sans grande violence des mutations soudaines.
Aussi, pour mieux commencer sa tâche, pria-t-il instamment un docte médecin de ce temps-là, nommé Maître Théodore, de considérer s’il était possible de remettre Gargantua en meilleure voie. Celui-là le purgea en règle avec de l’ellébore d’Anticyre et, grâce à ce médicament, il lui nettoya le cerveau de toute corruption et de toute vicieuse habitude. Par ce biais, Ponocrates lui fit aussi oublier tout ce qu’il avait appris avec ses anciens précepteurs, comme faisait Timothée avec ceux de ses disciples qui avaient été formés par d’autres musiciens.
Pour parfaire le traitement, il l’introduisait dans les cénacles de gens de science du voisinage; par émulation, il se développa l’esprit et le désir lui vint d’étudier selon d’autres méthodes et de se mettre en valeur.
Ensuite, il le soumit à un rythme de travail tel qu’il ne perdait pas une heure de la journée, mais consacrait au contraire tout son temps aux lettres et aux études libérales. Gargantua s’éveillait donc vers quatre heures du matin. Pendant qu’on le frictionnait, on lui lisait quelque page des saintes Ecritures, à voix haute et claire, avec la prononciation requise. Cet office était dévolu à un jeune page natif de Basché, nommé Agnostes. Suivant le thème et le sujet du passage, bien souvent, il s’appliquait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu dont la majesté et les merveilleux jugements apparaissaient à la lecture.
Puis il allait aux lieux secrets excréter le produit des digestions naturelles. Là, son précepteur répétait ce qu’on avait lu et lui expliquait les passages les plus obscurs et les plus difficiles.
En revenant, ils considéraient l’état du ciel, regardant s’il était comme ils l’avaient remarqué la veille au soir et en quels signes entrait le soleil, et aussi la lune, ce jour-là.
Cela fait, il était habillé, peigné, coiffé, apprêté et parfumé et, pendant ce temps, on lui répétait les leçons de la veille. Lui-même les récitait par coeur et y appliquait des exemples pratiques concernant la condition humaine; ils poursuivaient quelquefois ce propos pendant deux ou trois heures, mais d’habitude ils s’arrêtaient quand il était complètement habillé.
Ensuite, pendant trois bonnes heures, on lui faisait la lecture. Cela fait, ils sortaient, toujours en discutant du sujet de la lecture, et allaient faire du sport au Grand Braque ou dans les prés; ils jouaient à la balle, à la paume, au ballon à trois, s’exerçant élégamment les corps, comme ils s’étaient auparavant exercé les âmes.
Tous leurs jeux n’étaient que liberté, car ils abandonnaient la partie quand il leur plaisait et ils s’arrêtaient en général quand la sueur leur coulait par le corps ou qu’ils ressentaient autrement la fatigue. Ils étaient alors très bien essuyés et frottés, ils changeaient de chemise et allaient voir si le repas était prêt, en se promenant doucement. Là, en attendant, ils récitaient à voix claire et en belle élocution quelques formules retenues de la leçon.
Cependant, Monsieur l’Appétit venait et c’était juste au bon moment qu’ils s’asseyaient à table.
Au début du repas, on lisait quelque plaisante histoire des gestes anciennes, jusqu’à ce qu’il eût pris son vin.
Alors, si on le jugeait bon, on poursuivait la lecture, ou ils commençaient à deviser ensemble, joyeusement, parlant pendant les premiers mois des vertus et propriétés, de l’efficacité et de la nature de tout ce qui leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, des poissons, des fruits, des herbes, des racines et de leur préparation. Ce faisant, Gargantua apprit en peu de temps tous les passages relatifs à ce sujet dans Pline, Athénée, Dioscorides, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppien, Polybe, Héliodore, Aristote, Elien et d’autres. Sur de tels propos, ils faisaient souvent, pour plus de sûreté, apporter à table les livres cités plus haut. Gargantua retint si bien et si intégralement les propos tenus, qu’il n’y avait pas alors un seul médecin qui sût la moitié de ce qu’il avait retenu.
Après, ils parlaient des leçons lues dans la matinée et, terminant le repas par quelque confiture de coings, il se curait les dents avec un brin de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraîche, et tous rendaient grâce à Dieu par quelques beaux cantiques à la louange de la munificence et de la bonté divines. Sur ce, on apportait des cartes, non pas pour jouer, mais pour apprendre mille petits amusements et inventions nouvelles qui relevaient tous de l’arithmétique.
Par ce biais, il prit goût à cette science des nombres et, tous les jours, après le dîner et le souper, il y passait son temps avec autant de plaisir qu’il pouvait en prendre aux dés et aux cartes. Il en connut si bien la théorie et la pratique que Tunstal l’Anglais, qui avait écrit d’abondance sur le sujet, confessa que, comparé à Gargantua, il n’y comprenait que le haut-allemand.
Et non seulement il prit goût à cette discipline, mais aussi aux autres sciences mathématiques, comme la géométrie, l’astronomie et la musique; car en attendant la digestion et l’assimilation de son repas, ils faisaient mille joyeux instruments et figures de géométrie et, de même, ils vérifiaient les lois astronomiques.
Après, ils se divertissaient en chantant sur une musique à quatre ou cinq parties ou en faisant des variations vocales sur un thème. Côté instruments de musique, il apprit à jouer du luth, de l’épinette, de la harpe, de la flûte traversière et de la flûte à neuf trous, de la viole et du trombone.
Cette heure employée de la sorte et sa digestion bien achevée, il se purgeait de ses excréments naturels et se remettait à l’étude de son sujet principal pour trois heures ou plus, tant pour répéter la lecture du matin que pour poursuivre le livre entrepris et aussi écrire, apprendre à bien tracer et former les caractères antiques et romains.
Cela fait, ils sortaient de leur demeure, accompagnés d’un jeune gentilhomme de Touraine, nommé l’écuyer Gymnaste, qui lui enseignait l’art de chevalerie.
Changeant alors de tenue, il montait un cheval de bataille, un roussin, un genet, un cheval barbe, cheval léger, et lui faisait faire cent tours de manège, le faisait volter en sautant, franchir le fossé, passer la barrière, tourner court dans un cercle, à droite comme à gauche.
Alors, il ne rompait pas la lance, car c’est la plus grande sottise du monde que de dire :
« J’ai rompu dix lances au tournoi, ou à la bataille. » Un charpentier en ferait autant ! Par contre, c’est une gloire dont on peut se louer, que d’avoir rompu dix ennemis avec la même lance. Donc, de sa lance acérée, solide et rigide, il rompait une porte, enfonçait une armure, renversait un arbre, enfilait un anneau, enlevait une selle d’armes, un haubert, un gantelet. Tout cela, armé de pied en cap.
Quant à parader et faire les petits exercices de manège, nul, sur un cheval, ne le faisait mieux que lui. Le maître écuyer de Ferrare n’était qu’un singe en comparaison. On lui apprenait notamment à sauter en vitesse d’un cheval sur un autre sans mettre pied à terre (ces chevaux étaient dits de voltige), à monter des deux côtés, sans étriers et la lance au poing, à guider à volonté le cheval sans bride, car de telles choses sont utiles en l’art militaire.
Un autre jour, il s’exerçait à la hache. Il la faisait si bien glisser, multipliait si vivement les coups de pointe, assenait si souplement les coups de taille ronde, qu’il aurait pu passer chevalier d’armes en campagne et dans toutes les épreuves.
Puis il brandissait la pique, frappait de l’épée à deux mains, de l’épée bâtarde, de la rapière, de la dague et du poignard, avec ou sans armure, au bouclier, à la cape ou à la rondache.
Il courait le cerf, le chevreuil, l’ours, le daim, le sanglier, le lièvre, la perdrix, le faisan, l’outarde. Il jouait au ballon et le faisait rebondir du pied et du poing. Il luttait, courait, sautait, non avec trois pas d’élan, ni à cloche-pied, ni à l’allemande, car Gymnaste disait que de tels sauts sont inutiles et ne servent à rien en temps de guerre, mais, d’un saut, il franchissait un fossé, volait par-dessus une haie, montait six pas contre une muraille et grimpait de cette façon jusqu’à une fenêtre, à la hauteur d’une lance.
Il nageait en eau profonde, à l’endroit, à l’envers, sur le côté, de tous les membres, ou seulement des pieds; avec une main en l’air, portant un livre, il traversait toute la Seine sans le mouiller, en traînant son manteau avec les dents comme faisait Jules César. Puis, à la force d’une seule main, il montait dans un bateau en se rétablissant énergiquement; de là il se jetait de nouveau à l’eau, la tête la première, sondait le fond, explorait le creux des rochers, plongeait dans les trous et les gouffres. Puis il manoeuvrait le bateau, le dirigeait, le menait rapidement, lentement, au fil de l’eau ou à contre-courant, le retenait au milieu d’une écluse, le guidait d’une main, ferraillant de l’autre avec un grand aviron, hissait les voiles, montait au mât par les cordages, courait sur les vergues, réglait la boussole, tendait les boulines, tenait ferme le gouvernail.
Sortant de l’eau, il gravissait tout droit la montagne et en dévalait aussi directement, montait aux arbres comme un chat, sautait de l’un à l’autre comme un écureuil, abattait les grosses branches comme un autre Milon. Avec deux poignards acérés et deux poinçons à toute épreuve, il grimpait en haut d’une maison comme un rat, puis sautait en bas, les membres ramassés de telle sorte qu’il ne souffrait nullement de la chute. Il lançait le dard, la barre, la pierre, la javeline, l’épieu, la hallebarde, il bandait l’arc, tendait à force de reins les grosses arbalètes de siège, épaulait l’arquebuse, mettait le canon sur affût, tirait à la butte, au perroquet, de bas en haut, de haut en bas, en face, sur le côté, en arrière comme les Parthes.
Pour lui, on attachait à quelque haute tour un câble pendant jusqu’à terre. Il y montait à deux mains, puis redescendait si vivement et avec autant d’assurance que vous ne feriez pas mieux dans un pré bien nivelé.
On tendait pour lui une grosse perche entre deux arbres; il s’y pendait par les mains, allait et venait sans rien toucher des pieds, si bien que même en courant à toute vitesse on n’aurait pu l’attraper.
Et pour s’exercer la poitrine et les poumons, il criait comme tous les diables. Une fois, je l’ai entendu jusqu’à Montmartre appeler Eudémon depuis la porte Saint-Victor; Stentor, à la bataille de Troie, n’eut jamais une telle voix.
Et, pour fortifier ses muscles, on lui avait fait de gros saumons de plomb, pesant chacun huit mille sept cents quintaux, et qu’il appelait des haltères. Il les prenait au sol, dans chaque main, et les élevait au-dessus de sa tête; il les tenait ainsi, sans bouger, trois quarts d’heure et plus, ce qui dénotait une force incomparable.
Il jouait aux barres avec les plus forts, et quand arrivait le choc, il se tenait si solidement sur ses jambes qu’il voulait bien que les plus téméraires disposassent de lui pour voir si par hasard ils pouvaient le faire bouger, comme faisait jadis Milon. De même, à l’imitation de ce dernier, il tenait une grenade dans sa main, et la proposait à qui pourrait la lui arracher.
Ayant ainsi employé son temps, frictionné, nettoyé, ses vêtements changés, Gargantua revenait tout doucement et, en passant par quelque pré ou autre lieu herbeux, ils examinaient les arbres et les plantes et en dissertaient en se référant aux livres des Anciens qui ont traité ce sujet, comme Théophraste, Dioscoride, Marinus, Pline, Nicandre, Macer et Galien. Ils emportaient au logis pleines mains d’échantillons; un jeune page, nommé Rhizotome, en avait la charge, ainsi que des binettes, pioches, serfouettes, bêches, sarcloirs et autres instruments indispensables pour bien herboriser.
Une fois arrivés au logis, ils répétaient, pendant qu’on préparait le repas, quelques passages de ce qui avait été lu et s’asseyaient à table.
Remarquez que son dîner était sobre et frugal, car il ne mangeait que pour apaiser les abois de son estomac, mais le souper était abondant et copieux, car il prenait tout ce qui lui était nécessaire pour son entretien et sa nourriture. C’est la vraie diététique, prescrite par l’art de la bonne et sûre médecine, bien qu’un tas de sots médicastres secoués dans les officines des sophistes conseillent le contraire.
Pendant ce repas, on continuait la leçon du déjeuner autant que bon semblait et le reste se passait en bons propos, tous savants et instructifs.
Après avoir rendu grâces, ils se mettaient à chanter en musique, à jouer d’instruments harmonieux ou se livraient à ces petits divertissements qu’offrent les cartes, les dés et les cornets. Ils restaient là, à faire grande chère et à se distraire, parfois jusqu’au moment d’aller dormir. Quelquefois, ils allaient visiter les cercles des gens de science, ou de gens qui avaient vu des pays étrangers.
En pleine nuit, avant de se retirer, ils allaient à l’endroit le plus découvert de la maison pour regarder l’aspect du ciel, et là, ils observaient les comètes, s’il y en avait, les figures, les situations, les positions, les oppositions et les conjonctions des astres.
Puis, avec son précepteur, Gargantua récapitulait brièvement, à la mode des Pythagoriciens, tout ce qu’il avait lu, vu, su, fait et entendu au cours de toute la journée.
Et ils priaient Dieu le créateur, l’adorant et confirmant leur foi en Lui, le glorifiant pour son immense bonté, lui rendant grâces pour tout le temps écoulé et se recommandant à sa divine clémence pour tout l’avenir. Cela fait, ils entraient en leur repos.
▲
CHAPITRE XXIV
Comment Gargantua employait son temps quand l’air était pluvieux.
S’il arrivait que le ciel fût pluvieux et qu’il y eût des intempéries, tout le temps d’avant déjeuner était employé comme à l’accoutumée, à ceci près qu’il faisait allumer un beau et clair feu pour combattre l’humidité de l’air. Mais après le repas, au lieu de se livrer aux exercices habituels, ils restaient à la maison et, en guise de régime reconstituant, se dépensaient en bottelant du foin, en fendant et en sciant du bois, en battant des gerbes dans la grange. Puis ils étudiaient les arts de peinture et de sculpture, ou remettaient en pratique l’ancien jeu des osselets dont a traité Léonicus et auquel joue notre bon ami Lascaris. En y jouant, ils révisaient les passages des auteurs anciens qui le mentionnent ou y font une allusion indirecte.
Ils allaient aussi voir comment on étirait les métaux ou comment on fondait les pièces d’artillerie, ou ils allaient voir les lapidaires, les orfèvres et les tailleurs de pierres précieuses, ou les alchimistes et les monnayeurs, ou les haute-lissiers, les tisserands, les veloutiers, les horlogers, les miroitiers, les imprimeurs, les facteurs d’orgues, les teinturiers et autres artisans de ce genre. Partout, tout en payant à boire, ils s’instruisaient en considérant l’ingéniosité créatrice des métiers.
Ils allaient écouter les leçons publiques, les actes solennels, les répétitions, les déclamations, les plaidoyers des avocats renommés, les sermons des prédicateurs évangéliques.
Il passait par les salles et les lieux aménagés pour l’escrime, et là il essayait toutes les armes contre les maîtres et leur démontrait par l’évidence qu’il en savait autant qu’eux, voire davantage.
Au lieu d’herboriser, ils visitaient les boutiques des droguistes, des herboristes et des apothicaires; ils observaient soigneusement les fruits, les racines, les feuilles, les gommes, les graines, les onguents exotiques, et, en même temps, la façon dont on les transformait.
Il allait voir les bateleurs, les jongleurs, les charlatans, observait leurs gestes, leurs ruses, leurs gesticulations, écoutait leurs belles phrases, s’attachant plus particulièrement à ceux de Chauny en Picardie, car ils sont naturellement grands bavards et beaux marchands de balivernes en matière d’attrape-nigauds.
Rentrés pour souper, ils mangeaient plus sobrement que les autres jours et prenaient une nourriture plus desséchante et plus amaigrissante, pour que l’humidité inhabituelle de l’air, communiquée au corps par une inévitable affinité élémentaire, fût corrigée par ce moyen et pour qu’aucune indisposition ne les affectât faute de s’être exercés comme ils en avaient l’habitude.
C’est ainsi que fut dirigé Gargantua, et il continuait à suivre chaque jour ce programme. De l’application continue d’une telle méthode, il tirait profit – vous vous en doutez bien – comme peut le faire, en fonction de son âge, un homme jeune et sensé. Cette méthode, bien qu’elle pût sembler difficile à suivre au commencement, fut à la longue si douce, si légère et délectable qu’elle se rapprochait plus d’un passe-temps de roi que du travail d’un écolier.
Cependant, Ponocrates, pour le reposer de cette violente tension des esprits, choisissait une fois par mois un jour bien clair et serein où ils quittaient la ville au matin pour aller à Gentilly, à Boulogne, à Montrouge, au pont de Charenton, à Vanves ou à Saint-Cloud. Là, ils passaient toute la journée à faire la plus grande chère qu’ils pouvaient imaginer, plaisantant, s’amusant, buvant à qui mieux mieux, jouant, chantant, dansant, se vautrant dans quelque beau pré, dénichant des passereaux, prenant des cailles, pêchant les grenouilles et les écrevisses.
Mais bien qu’une telle journée se fût passée sans livres ni lectures, elle ne s’était pas écoulée sans profit. Car, dans le beau pré, ils récitaient par coeur quelques jolis vers des Géorgiques de Virgile, d’Hésiode, du Rustique de Politien, composaient quelques plaisantes épigrammes en latin, puis les transposaient en langue française, en rondeaux et ballades.
Tout en se restaurant, ils séparaient l’eau du vin coupé, comme l’enseignent Caton (De l’agriculture) et Pline, à l’aide d’un gobelet de lierre. Ils diluaient le vin dans un plein bassin d’eau, puis l’en retiraient avec un entonnoir; ils faisaient passer l’eau d’un verre dans un autre, ils construisaient divers petits automates, c’est-à-dire des appareils se déplaçant d’eux-mêmes.
▲
CHAPITRE XXV
Comment entre les fouaciers de Lerné et les gens du pays de Gargantua
survint la grande querelle qui entraîna de grandes guerres.
En ce temps-là (c’était la saison des vendanges, au commencement de l’automne), les bergers de la contrée étaient à garder les vignes et à empêcher les étourneaux de manger les raisins.
Dans le même temps, les fouaciers de Lerné passaient le grand carrefour, portant dix ou douze charges de fouaces à la ville.
Les bergers en question leur demandèrent poliment de leur en donner pour leur argent, au cours du marché. Car c’est un régal céleste, notez-le, que de manger au déjeuner des raisins avec de la fouace fraîche, surtout des pineaux, des sauvignons, des muscadets, de la bicane ou des foireux pour ceux qui sont constipés, car ils les font aller long comme une pique, et souvent, pensant péter, ils se conchient : on les appelle, pour cette raison, les penseurs des vendanges.
Les fouaciers ne condescendirent nullement à satisfaire leur demande et, ce qui est pire, les insultèrent gravement en les traitant de trop babillards, de brèche-dents, de jolis rouquins, de mauvais plaisants, de chie-en-lit, de croquants, de faux-jetons, de fainéants, de goinfres, de gueulards, de vantards, de vauriens, de rustres, de casse-pieds, de pique-assiette, de matamores, de fines braguettes, de mordants, de tire-flemme, de malotrus, de lourdauds, de nigauds, de marauds, de corniauds, de farceurs, de claque-dents, de bouviers d’étrons, de bergers de merde, et autres épithètes diffamatoires de même farine. Ils ajoutèrent qu’ils n’étaient pas dignes de manger de ces belles fouaces et qu’ils devraient se contenter de gros pain bis et de tourte.
À cet outrage, l’un d’eux nommé Frogier, bien honnête homme de sa personne et réputé bon garçon, répondit calmement :
« Depuis quand êtes-vous devenus taureaux, pour être aussi arrogants ? Diable ! D’habitude vous nous en donniez volontiers, et maintenant vous refusez. Ce n’est pas agir en bons voisins, nous ne vous traitons pas ainsi quand vous venez ici acheter notre beau froment avec lequel vous faites vos gâteaux et vos fouaces. Et encore, nous vous aurions donné de nos raisins par-dessus le marché. Mais, par la Mère Dieu, vous pourriez bien vous en repentir et avoir affaire à nous un de ces jours. À ce moment-là nous vous rendrons la pareille, souvenez-vous-en. »
Alors Marquet, grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers, lui dit :
« Vraiment, tu es fier comme un coq, ce matin, tu as trop mangé de mil hier soir ! Viens là, viens là, je vais te donner de ma fouace ! »
Alors Frogier s’approcha en toute confiance, tirant une pièce de sa ceinture en pensant que Marquet allait lui déballer des fouaces; mais celui-ci lui donna de son fouet à travers les jambes, si sèchement qu’on y voyait la marque des noeuds. Puis il tenta de prendre la fuite, mais Frogier cria « à l’assassin ! » et « à l’aide ! » de toutes ses forces et, en même temps, lui lança un gros gourdin qu’il tenait sous l’aisselle. Il le toucha vers la suture coronale de la tête, sur l’artère temporale du côté droit, si bien que Marquet tomba de sa jument et semblait plus mort que vif.
Cependant les métayers qui écalaient les noix non loin de là accoururent avec leurs grandes gaules et frappèrent sur nos fouaciers comme sur seigle vert. Les autres bergers et bergères, entendant le cri de Frogier, arrivèrent avec leurs frondes et leurs lance-pierres et les poursuivirent à grands coups de cailloux, qui tombaient si serré qu’on aurait dit de la grêle. Finalement, ils les rejoignirent et enlevèrent environ quatre ou cinq douzaines de leurs fouaces. Toutefois, ils les payèrent au prix habituel et leur donnèrent un cent de noix et trois panerées de francs-blancs. Ensuite, les fouaciers aidèrent Marquet qui avait une vilaine blessure à se remettre en selle et ils rentrèrent à Lerné, sans poursuivre leur chemin vers Parilly, tout en menaçant fort et ferme les bouviers, les bergers et les métayers de Seuilly et de Cinais.
Sur ce, bergers et bergères se régalèrent avec ces fouaces et ces beaux raisins, et se rigolèrent ensemble au son de la belle musette, en se moquant de ces beaux fouaciers qui faisaient les malins et avaient joué de malchance, faute de s’être signés de la bonne main le matin. Et, avec de gros raisins chenins, ils baignèrent délicatement les jambes de Frogier, si bien qu’il fut tout de suite guéri.
▲
CHAPITRE XXVI
Comment les habitants de Lerné, sur ordre de Picrochole, leur roi,
attaquèrent par surprise les bergers de Gargantua.
Les fouaciers, rentrés à Lerné, immédiatement, sans prendre le temps de boire ni de manger, se transportèrent au Capitole et là, devant leur roi nommé Picrochole troisième du nom, exposèrent leurs doléances en montrant leurs paniers crevés, leurs bonnets enfoncés, leurs habits déchirés, leurs fouaces pillées et surtout Marquet énormément blessé. Ils dirent que tout cela avait été fait par les bergers et métayers de Grandgousier, près du grand carrefour, de l’autre côté de Seuilly.
Picrochole, incontinent, entra dans une colère folle et, sans s’interroger davantage sur le pourquoi ni le comment, fit crier par son pays ban et arrière-ban et ordonner que chacun, sous peine de la corde, se trouvât en armes sur la grande place devant le château, à midi.
Pour donner plus de consistance à son projet, il fit battre tambour aux alentours de la ville. Lui-même, pendant qu’on préparait son dîner, alla faire mettre son artillerie sur affût, déployer son enseigne et son oriflamme, et charger force munitions, tant pour l’armement que pour la gueule.
Tout en dînant, il distribua les affectations et, sur sa décision, le seigneur Théodore fut nommé à l’avant-garde, laquelle comptait seize mille quatorze arquebusiers et trente-cinq mille onze miliciens.
Le grand écuyer Toucquedillon fut préposé à l’artillerie, où l’on compta neuf cent quatorze grosses pièces de bronze : canons, doubles canons, basilics, serpentines, couleuvrines, bombardes, faucons, mortiers, spiroles et autres pièces. L’arrière-garde fut confiée au duc Racquedenare. Au plus fort de la troupe se tinrent le roi et les princes de son royaume.
Sommairement équipés de la sorte, avant que de se mettre en chemin, ils acheminèrent sous la conduite du capitaine Engoulevent trois cents chevau-légers pour repérer le terrain et voir s’il n’y avait pas d’embuscade dans le secteur. Après soigneuse exploration, ils trouvèrent tout le pays alentour paisible et silencieux, sans le moindre rassemblement.
À cette information, Picrochole commanda que chacun se mît en marche en hâte sous son enseigne.
Alors, sans ordre ni organisation, ils se mirent en campagne pêle-mêle, dévastant et détruisant tout sur leur passage, n’épargnant pauvre ni riche, lieu saint ni profane.
Ils emmenaient boeufs, vaches, taureaux, veaux, génisses, brebis, moutons, chèvres et boucs, poules, chapons, poulets, oisons, jars, oies, porcs, truies, gorets, abattaient les noix, vendangeaient les vignes, emportaient les ceps, faisaient tomber tous les fruits des arbres. C’était un tohu-bohu innommable que leurs agissements, et ils ne trouvaient personne qui leur résistât. Tous se rendaient à leur merci, les suppliant de les traiter avec plus d’humanité, eu égard à ce qu’ils avaient de tout temps vécu en bon et cordial voisinage, et ne commirent jamais à leur endroit d’excès ni d’outrage pour être ainsi subitement malmenés par eux. Dieu les en punirait sous peu. Mais à ces objurgations ils ne répondaient rien, sinon qu’ils allaient leur apprendre à manger de la fouace.
▲
CHAPITRE XXVII
Comment un moine de Seuilly sauva le clos de l’abbaye du sac des ennemis.
Ils firent tant, harcelant, pillant et maraudant, qu’ils arrivèrent à Seuilly où ils détroussèrent hommes et femmes et prirent tout ce qu’ils purent. Rien ne leur parut trop chaud ou trop pesant. Bien qu’il y eût la peste dans la plupart des maisons, ils entraient partout, s’emparaient de tout ce qu’il y avait à l’intérieur, sans que jamais nul d’entre eux n’attrapât le mal, ce qui est un cas plutôt surprenant, car les curés, les vicaires, les prédicateurs, les médecins, les chirurgiens et les apothicaires qui allaient visiter, panser, guérir, sermonner et exhorter les malades étaient tous morts d’infection, alors que ces diables de pillards et de meurtriers n’y contractèrent jamais le moindre mal. D’où vient cela, messieurs ? Réfléchissez-y, je vous prie.
Le bourg ainsi pillé, ils se dirigèrent vers l’abbaye dans un horrible tumulte, mais la trouvèrent bien close et murée; alors, le gros de la troupe passa outre en direction du gué de Vède, à l’exception de sept compagnies de gens de pied et deux cents lances qui restèrent sur place et rompirent les murailles du clos pour dévaster toute la vendange.
Les pauvres diables de moines ne savaient auquel de leurs saints se vouer. À tout hasard, ils firent sonner au chapitre les capitulants. Là, ils décrétèrent qu’ils feraient une belle procession, à grand renfort de beaux psaumes et de litanies contre les embûches de l’ennemi, avec de beaux répons pour la paix.
En l’abbaye il y avait alors un moine cloîtré nommé Frère Jean des Entommeures, jeune, fier, pimpant, joyeux, pas manchot, hardi, courageux, décidé, haut, maigre, bien fendu de gueule, bien servi en nez, beau débiteur d’heures, beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles et pour tout dire, en un mot, un vrai moine s’il en fut jamais depuis que le monde moinant moina de moinerie; au reste, clerc jusques aux dents en matière de bréviaire.
Celui-ci, entendant le bruit que faisaient les ennemis à travers le clos de leur vigne, sortit pour voir ce qu’ils faisaient. En s’apercevant qu’ils vendangeaient leur clos sur lequel reposait leur boisson pour toute l’année, il s’en retourne au choeur de l’église où se trouvaient les autres moines, tout abasourdis comme fondeurs de cloches, et voyant qu’ils chantaient : « Ini – nim – pe – ne – ne – ne – ne – ne – ne – tum – ne – num – num – ini – i – mi – i – mi – co – o – ne – no – o – o – ne – no – ne – no – no – no – rum – ne – num – num…
– C’est, dit-il, bien chien chanté ! Vertu Dieu, que ne chantez-vous :
Adieu paniers, vendanges sont faites ?
« Je me donne au diable s’ils ne sont pas dans notre clos à couper si bien ceps et raisins que, par le corps Dieu, il n’y aura de quatre années rien à grappiller dedans. Ventre saint Jacques, que boirons-nous pendant ce temps-là, nous autres pauvres diables ? Seigneur Dieu, donnez-nous notre vin quotidien ! »
Alors le prieur claustral dit :
« Que peut bien faire cet ivrogne ici ? Qu’on me le mène au cachot. Troubler ainsi le service divin !
– Oui, mais le service du vin, dit le moine, faisons en sorte qu’il ne soit pas troublé; car vous-même, Monsieur le Prieur, aimez à en boire, et du meilleur. C’est ce que fait tout homme de bien. Jamais un homme noble ne hait le bon vin : c’est un précepte monacal. Quant à ces répons que vous chantez ici, pardieu, ils ne sont point de saison. »
« Pourquoi nos heures sont-elles courtes en période de moisson et de vendanges, et longues pendant l’Avent et tout l’hiver ? Feu Frère Macé Pelosse, de bonne mémoire, vrai zélateur de notre ordre (ou je me donne au diable), m’a dit, je m’en souviens, que c’était afin qu’en cette saison nous fassions bien rentrer la vendange pour faire le vin, et puissions le humer en hiver.
« Ecoutez, Messieurs, vous autres qui aimez le vin. Par le corps Dieu, suivez-moi ! Et bon sang, que saint Antoine m’envoie la brûlure si ceux qui n’auront pas secouru la vigne tâtent du piot ! Ventre Dieu, les biens de l’Eglise ! Ah ! non, non, diable ! Saint Thomas l’Anglais a bien voulu mourir pour eux. Si je mourais à cette tâche, ne serais-je pas saint pareillement ? Pourtant je n’y mourrai pas; ce sont les autres que je vais expédier. »
Ce disant, il mit bas son grand habit et se saisit du bâton de la croix, qui était en coeur de cormier, long comme une lance, remplissant bien la main et quelque peu semé de fleurs de lys, presque toutes effacées. Il sortit ainsi, en beau sarrau, mit son froc en écharpe et, avec son bâton de croix, frappa si brutalement sur les ennemis qui vendangeaient à travers le clos, sans ordre, sans enseigne, sans trompette ni tambour : car les porte-drapeau et les porte-enseigne avaient laissé leurs drapeaux et leurs enseignes le long des murs, les tambours avaient défoncé leurs caisses d’un côté pour les emplir de raisins, les trompettes étaient chargés de pampres, c’était la débandade; il les cogna donc si roidement, sans crier gare, qu’il les culbutait comme porcs, en frappant à tort et à travers, comme les anciens s’escrimaient.
Aux uns, il écrabouillait la cervelle, à d’autres, il brisait bras et jambes, à d’autres, il démettait les vertèbres du cou, à d’autres, il disloquait les reins, effondrait le nez, pochait les yeux, fendait les mâchoires, enfonçait les dents dans la gueule, défonçait les omoplates, meurtrissait les jambes, déboitait les fémurs, débezillait les fauciles.
Si l’un d’eux cherchait à se cacher au plus épais des ceps, il lui froissait toute l’arête du dos et lui cassait les reins comme à un chien.
Si un autre cherchait son salut en fuyant, il lui faisait voler la tête en morceaux en le frappant à la suture occipito-pariétale.
Si un autre grimpait à un arbre, croyant y être en sécurité, avec son bâton, il l’empalait par le fondement.
Si quelque ancienne connaissance lui criait :
« Ah ! Frère Jean, mon ami, Frère Jean, je me rends !
– Tu y es, disait-il, bien forcé, mais tu rendras du même coup ton âme à tous les diables ! »
Et sans attendre, il lui assenait une volée. Et si quelqu’un se trouvait suffisamment flambant de témérité pour vouloir lui résister en face, c’est alors qu’il montrait la force de ses muscles, car il lui transperçait la poitrine à travers le médiastin et le coeur. À d’autres, qu’il frappait au défaut des côtes, il retournait l’estomac et ils en mouraient sur-le-champ. À d’autres, il crevait si violemment le nombril, qu’il leur en faisait sortir les tripes. À d’autres, il perçait le boyau du cul entre les couilles. Croyez bien que c’était le plus horrible spectacle qu’on ait jamais vu.
Les uns criaient : « Sainte Barbe ! »
Les autres : « Saint Georges ! »
Les autres : « Sainte Nitouche ! »
Les autres : « Notre-Dame de Cunault ! de Lorette ! de Bonne Nouvelle ! de La Lenou ! de Rivière ! »
Les uns se vouaient à saint Jacques.
Les autres au Saint Suaire de Chambéry, mais il brûla trois mois après, si bien qu’on n’en put sauver un seul brin. Les autres à Cadouin.
Les autres à saint Jean d’Angély.
Les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mexme de Chinon, à saint Martin de Candes, à saint Clouaud de Cinais, aux reliques de Javarzay et à mille autres bons petits saints.
Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir. Les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant.
D’autres criaient à voix haute :
« Confession ! Confession ! Je confesse ! Ayez pitié ! Entre vos mains ! »
Le cri des blessés était si grand que le prieur de l’abbaye sortit avec tous ses moines; quand ils aperçurent ces pauvres gens culbutés de la sorte à travers la vigne et blessés à mort, ils en confessèrent quelques-uns. Mais, pendant que les prêtres prenaient le temps de confesser, les petits moinillons coururent à l’endroit où se trouvait Frère Jean et lui demandèrent en quoi il désirait leur aide. Il leur répondit qu’ils n’avaient qu’à égorgeter ceux qui étaient tombés à terre. Alors, laissant leurs grandes capes sur le pied de vigne le plus proche, ils commencèrent à égorgeter et achever ceux qu’il avait déjà abattus. Savez-vous avec quelles armes ? Avec de beaux canifs, de ces petits demi-couteaux avec lesquels les petits enfants de notre pays cernent les noix.
Puis, avec son bâton de croix, il gagna la brèche qu’avaient ouverte les ennemis. Quelques-uns des moinillons emportèrent les enseignes et les drapeaux dans leurs chambres pour en faire des jarretières. Mais quand ceux qui s’étaient confessés voulurent sortir par la brèche, le moine les assommait à grands coups en disant :
« Ceux-ci sont confessés et repentants, ils ont gagné l’absolution; ils s’en vont en Paradis, droit comme une faucille ou comme le chemin de la Foye. »
Ainsi, grâce à son exploit, tous ceux de l’armée qui étaient entrés dans le clos furent déconfits, et leur nombre se montait à treize mille six cent vingt-deux, sans compter les femmes et les petits enfants, comme de bien entendu.
Jamais Maugis l’ermite, avec son bourdon, dont il est question dans la geste des Quatre Fils Aymon, ne se porta si vaillamment au-devant des Sarrasins que Frère Jean à la rencontre des ennemis avec le bâton de la croix.
▲
CHAPITRE XXVIII
Comment Picrochole prit d’assaut La Roche-Clermault.
Le regret et la réticence de Grandgousier à entreprendre une guerre.
Pendant que le moine s’escrimait, comme nous l’avons dit, contre ceux qui avaient pénétré dans le clos, Picrochole passa le gué de Vède en grande presse avec ses gens et prit d’assaut La Roche-Clermault. En ce lieu nulle résistance ne lui fut opposée et, comme il faisait déjà nuit, il décida d’établir ses quartiers dans la ville avec ses gens et de calmer sa crise de colère.
Au matin, il prit d’assaut les murailles de ceinture et le château, qu’il fortifia solidement et qu’il approvisionna des munitions nécessaires. Il pensait faire là son retranchement s’il était attaqué par un autre côté, car l’endroit était défendu artificiellement aussi bien que naturellement de par sa position et son assise.
À présent, laissons-les là et revenons à notre bon Gargantua qui est à Paris, bien assidu à l’étude des belles-lettres et aux exercices athlétiques, et au vieux bonhomme Grandgousier, son père, qui après le souper se chauffe les couilles à un beau grand feu clair et qui, en surveillant des châtaignes qui grillent, écrit dans l’âtre avec le bâton brûlé d’un bout dont on tisonne le feu, en racontant à sa femme et à sa maisonnée de beaux contes du temps jadis.
Un des bergers qui gardaient les vignes, nommé Pillot, se rendit auprès de lui à ce moment-là et raconta en détail les excès et pillages auxquels se livrait, sur ses terres et ses domaines, Picrochole, roi de Lerné, et comment il avait pillé, dévasté, saccagé tout le pays à l’exception du clos de Seuilly que Frère Jean des Entommeures avait sauvé pour son honneur. Le roi en question était à présent à La Roche-Clermault où il se retranchait fiévreusement avec ses gens.
« Hélas ! hélas ! dit Grandgousier, que signifie ceci, bonnes gens ? Je rêve ? ou, si ce qu’on me dit est vrai, Picrochole, mon ancien ami, mon ami de toujours par le sang et les alliances, vient-il m’attaquer ? Qui le pousse ? Qui l’aiguillonne ? Qui le manoeuvre ? Qui l’a conseillé de la sorte ? Ho ! ho ! ho ! ho ! ho ! mon Dieu, mon Sauveur, aide-moi, inspire-moi, conseille-moi ce qu’il faut faire ! Je l’atteste solennellement, je le jure devant Toi (et puisses-tu m’être favorable !), jamais je ne lui ai causé nul déplaisir, je n’ai fait nul dommage à ses sujets, ni pillé ses terres. Bien au contraire, je l’ai secouru en lui prodiguant des gens et de l’argent, en usant de mon influence et en le conseillant, chaque fois que j’ai pu savoir ce qui l’avantagerait. Pour m’avoir outragé à ce point, il faut que ce soit sous l’empire de l’esprit malin. Dieu de bonté, Tu connais le fond de mon coeur, à Toi rien ne peut être caché; si par hasard il était devenu fou furieux et que Tu me l’aies envoyé ici pour lui remettre en ordre le cerveau, donne-moi le pouvoir et le moyen de le ramener au joug de Ta sainte volonté en mettant de l’ordre dans sa conduite.
« Oh ! oh ! oh ! mes bonnes gens, mes amis et mes loyaux serviteurs, faudra-t-il que je vous contraigne à m’y aider ? Hélas ! ma vieillesse ne demandait dorénavant que le repos et, toute ma vie, je n’ai rien tant cherché que la paix; mais je vois bien qu’il me faut maintenant charger de l’armure mes pauvres épaules lasses et faibles, et prendre en ma main tremblante la lance et la masse pour secourir et protéger mes pauvres sujets. La raison veut qu’il en soit ainsi car c’est leur labeur qui m’entretient et leur sueur qui me nourrit, moi-même comme mes enfants et ma famille.
« Mais, malgré tout, je n’entreprendrai pas de guerre avant d’avoir essayé de gagner la paix par toutes les solutions et tous les moyens. C’est ce à quoi je me résous. »
Alors il fit convoquer son conseil et exposa le problème tel qu’il se posait; il fut conclu qu’on enverrait quelque homme avisé auprès de Picrochole, afin de savoir pour quelle raison il s’était subitement départi de son calme et avait envahi des terres sur lesquelles il n’avait aucun droit. De plus, on enverrait chercher Gargantua et ses gens pour soutenir le pays et parer à cette difficulté. Tout fut ratifié par Grandgousier qui commanda qu’ainsi fût fait.
Aussi envoya-t-il sur l’heure le Basque, son laquais, chercher Gargantua en toute hâte. À celui-ci, il écrivait ce qui suit :
▲
CHAPITRE XXIX
La teneur de la lettre que Grandgousier écrivait à Gargantua.
Le caractère fervent de tes études aurait requis que je n’eusse pas à interrompre de longtemps ce loisir studieusement philosophique, si la confiance que nous avions en nos amis et alliés de longue date n’avait à présent abusé la quiétude de ma vieillesse. Mais puisqu’un destin fatal veut que je sois inquiété par ceux sur qui je me reposais le plus, force m’est de te rappeler pour protéger les gens et les biens qui sont confiés à tes mains par droit naturel.
Car, de même que les armes défensives sont inefficaces au-dehors si la volonté n’est en la maison, de même vaines sont les études et inutile la volonté qui ne passent pas à exécution, grâce à la vertu, en temps opportun et ne sont pas conduites jusqu’à leur accomplissement.
Mon intention n’est pas de provoquer mais d’apaiser, ni d’attaquer mais de défendre, ni de conquérir mais de garder mes loyaux sujets et mes terres héréditaires sur lesquelles, sans cause ni raison, est entré en ennemi Picrochole qui poursuit chaque jour son entreprise démente et ses excès intolérables pour des personnes éprises de liberté.
Je me suis mis en devoir de modérer sa rage tyrannique, de lui offrir tout ce que je pensais susceptible de le contenter; j’ai plusieurs dois envoyé des ambassades amiables auprès de lui pour comprendre en quoi, par qui et comment il se sentait outragé. Mais je n’ai eu d’autre réponse de lui qu’inspirée par une volonté de défiance, et une prétention au droit de regard sur mes terres. Cela m’a convaincu que Dieu l’Eternel l’a abandonné à la gouverne de son libre arbitre et de sa raison privée. Sa conduite ne peut qu’être mauvaise si elle n’est continuellement éclairée par la grâce de Dieu qui me l’a envoyé ici sous de mauvais auspices pour le maintenir dans le sentiment du devoir et l’amener à la réflexion.
Aussi, mon fils bien-aimé, quand tu auras lu cette lettre, et le plus tôt possible, reviens en hâte pour secourir non pas tant moi-même (toutefois c’est ce que par piété tu dois faire naturellement) que les tiens que tu peux, pour le droit, sauver et protéger. Le résultat sera atteint avec la moindre effusion de sang possible et, si c’est réalisable, grâce à des moyens plus efficaces, des pièges et des ruses de guerre, nous sauverons toutes les âmes et renverrons tout ce monde joyeux en ses demeures.
Très cher fils, que la paix du Christ, notre rédempteur, soit avec toi.
Salue pour moi Ponocrates, Gymnaste et Eudémon.
Ce vingt septembre,
Ton père, Grandgousier.
▲
CHAPITRE XXX
Comment Ultich Gallet fut envoyé auprès de Picrochole.
La lettre dictée et signée, Grandgousier ordonna qu’Ulrich Gallet, son maître de requêtes, un homme sage et sensé dont il avait éprouvé la droiture et le bon sens en diverses affaires délicates, se rendît auprès de Picrochole pour lui exposer ce qu’ils avaient décidé.
Le bon homme Gallet partit sur l’heure, et, passé le gué, s’enquit de la situation de Picrochole auprès du meunier, qui lui répondit que les gens de ce dernier ne lui avaient laissé ni coq ni poule et s’étaient retranchés à La Roche-Clermault. Il ne lui conseillait point de s’avancer plus loin, de peur du guet, car leur démence était formidable. Ulrich Gallet l’admit sans difficulté, et, pour cette nuit-là, il logea chez le meunier.
Le lendemain matin, il se transporta avec un trompette à la porte de la ville forte et demanda aux gardes de le laisser parler à leur roi, pour son bien.
Le roi, mis au courant de ce message, ne consentit nullement à ce qu’on lui ouvrît la porte, mais se transporta sur les remparts et dit à l’ambassadeur :
« Qu’y a-t-il de nouveau ? Qu’avez-vous à dire ? »
Alors l’ambassadeur tint le discours que voici :
▲
CHAPITRE XXXI
La harangue faite à Picrochole par Gallet.
« Une plus juste cause de douleur ne peut naître chez les hommes que si leur arrivent tourments et dommages de là où, à juste titre, ils s’attendaient à une bienveillante sympathie. Et, bien que ce ne soit pas raisonnable, ce n’est pas sans motif que bien des gens qui ont connu pareil mécompte ont estimé cet affront moins tolérable que leur propre mort, et, n’ayant pu le réparer par la force ou d’une façon plus intelligente, se sont eux-mêmes privés de la lumière de la vie.
« Il n’y a donc rien de surprenant si le roi Grandgousier, mon maître, devant ton intrusion folle et inamicale, est saisi d’un grand serrement de coeur et sent sa raison se troubler. Ce qui serait surprenant ce serait qu’il ne se soit pas ému des excès sans pareils que toi et tes gens avez causés à ses terres et à ses sujets : il n’est aucun exemple d’inhumanité que vous ayez négligé, ce qui en soi lui cause plus de peine qu’homme mortel ne saurait en ressentir, du fait de l’affection qu’il a toujours témoignée du fond du coeur à ses sujets. Cependant, autant qu’homme puisse en juger, sa douleur est d’autant plus grande que c’est toi et les tiens qui lui avez causé ces peines et ces torts, toi qui avais conclu avec lui un traité d’amitié comme de mémoire d’homme et de tout temps tes pères l’avaient fait avec ses ancêtres. Cette amitié était jusqu’alors restée inviolée : vous l’aviez préservée et entretenue, la tenant pour sacrée, si bien que non seulement lui et les siens, mais aussi les nations barbares, Poitevins, Bretons, Manceaux et ceux qui habitent par-delà les îles de Canarre et d’Isabelle, ont estimé qu’il serait plus difficile de faire crouler le firmament et d’ériger les abîmes au-dessus des nuées que de détruire votre alliance. Elle leur en a tant imposé dans leurs entreprises que jamais ils n’ont osé provoquer, irriter ou léser l’un par crainte de l’autre.
« Il y a plus. Cette amitié sacrée a tant empli le ciel qu’il y a peu de gens aujourd’hui sur le continent et dans les îles de l’Océan qui n’aient nourri l’ambition d’être admis dans cette alliance aux conditions que vous avez fixées vous-mêmes; ils tenaient à votre union autant qu’à leurs terres et domaines propres. De sorte que, de mémoire d’homme, on n’a vu prince ni ligue, quels qu’aient été leur sauvagerie ou leur orgueil, qui aient osé attaquer, je ne dirai pas vos terres, mais celles de vos alliés. Et s’ils ont tenté contre eux, sur une décision précipitée, quelque attaque inopinée, à la seule mention du nom et de l’intitulé de votre alliance, ils ont subitement renoncé à leur entreprise.
« De quelle rage es-tu donc pris à présent, toute alliance brisée, toute amitié foulée aux pieds, tout droit violé, pour envahir ses terres avec des intentions belliqueuses sans avoir été en rien lésé, bravé ou provoqué par lui ou les siens ? Où est la foi ? Où est la loi ? Où est la raison ? Où est l’humanité ? Où est la crainte de Dieu ? Prétends-tu que ces outrages puissent être cachés aux esprits éternels et au Dieu souverain, le juste rémunérateur de nos entreprises ? Si tu le prétends, tu te trompes, car toutes choses doivent tomber sous le coup de sa justice. Est-ce un destin marqué par la fatalité ou quelque influence astrale qui voudrait mettre fin à ton bien-être et à ta quiétude ? C’est ainsi que toutes choses ont un aboutissement et un point d’équilibre et, quand elles sont parvenues à leur apogée, elles s’effondrent, ce sont des ruines, car elles ne peuvent se maintenir plus longtemps dans un tel état. C’est le sort de ceux qui ne peuvent modérer par la raison et le sens de la mesure leur bonne fortune et leur prospérité.
« Mais si c’était écrit par le destin, et si ton bonheur et ton repos devaient prendre fin, fallait-il que ce fût en faisant du tort à mon roi, lui grâce à qui tu avais été promu à ce rang ? Si ta maison devait s’écrouler, fallait-il qu’elle tombât dans son écroulement sur le foyer de celui qui l’avait enrichie ? La chose dépasse tellement les bornes de la raison, elle échappe tellement au sens commun, qu’un entendement humain aurait peine à la concevoir et qu’elle restera incroyable pour les étrangers jusqu’à ce que le témoignage de faits incontestables leur démontre qu’il n’est rien d’assez saint ni d’assez sacré pour ceux qui se sont écartés de la tutelle de Dieu et de la raison, pour suivre leurs égarements passionnels.
« Si nous avions causé quelque tort à tes sujets ou à tes domaines, si nous avions accordé nos faveurs à tes ennemis, si nous ne t’avions pas aidé dans tes affaires, si par faute ton nom et ton honneur avaient été salis, ou, pour mieux dire, si l’Esprit de la Calomnie, essayant de t’amener au mal, t’avait mis dans la tête par des apparences fallacieuses et des fantasmes illusoires l’idée que nous avions commis à ton endroit des choses indignes de notre ancienne amitié, tu aurais dû en premier lieu chercher où était la vérité, puis t’adresser à nous; nous eussions alors si bien satisfait à tes demandes que tu aurais eu tout lieu de t’estimer comblé. Mais, ô Dieu éternel, qu’as-tu entrepris ? Voudrais-tu, comme un tyran perfide, mettre au pillage et conduire à la ruine le royaume de mon maître ? L’as-tu estimé assez veule et stupide pour ne vouloir résister à tes injustes assauts, ou assez dépourvu de gens, d’argent, de conseil et de connaissance de l’art militaire pour ne le pouvoir ?
« Quitte ces lieux immédiatement; il faut que pour toute la journée de demain tu sois rentré en tes domaines, sans provoquer en chemin désordre ni violence. Verse mille besants d’or pour réparer les dégâts que tu as causés sur ces terres. Tu en donneras une moitié demain et paieras l’autre aux prochaines ides de mai; entre-temps tu nous laisseras comme otages les ducs de Tournemoule, de Basdefesses et de Menuail, ainsi que le prince de Gratelles et le vicomte de Morpiaille. »
▲
CHAPITRE XXXII
Comment Grandgousier, pour acheter la paix, fit rendre les fouaces.
Alors le bonhomme Gallet se tut; mais, à tous ses propos, Picrochole ne répond rien d’autre que ces mots :
« Venez les chercher ! Venez les chercher ! Ils ont de belles couilles meules ! Ils vont vous en broyer, de la fouace ! »
Alors il s’en retourne auprès de Grandgousier qu’il trouva à genoux, tête nue, prosterné dans un petit coin de son cabinet, priant Dieu de vouloir bien adoucir la colère de Picrochole et le ramener à la raison sans utiliser la force. Quand il vit le bon homme de retour, il lui demanda :
« Ah ! mon ami, mon ami, quelles nouvelles m’apportez-vous ? – Rien n’est arrangé, dit Gallet. Cet homme est complètement hors de sens et abandonné de Dieu.
– Certes, dit Grandgousier, mon ami, mais quelle raison donne-t-il de ce débordement ?
– Il ne m’a, dit Gallet, exposé nulle raison. Dans sa colère il m’a seulement touché quelques mots à propos de fouaces. Je me demande si l’on n’aurait pas fait outrage à ses fouaciers.
– Je veux en avoir le fin mot, dit Grandgousier, avant que de décider autre chose sur ce qu’il convient de faire. »
Alors, il envoya prendre des renseignements sur cette affaire et il s’avéra qu’on avait pris de force quelques fouaces aux gens de Picrochole et que Marquet avait reçu un coup de gourdin sur la tête. Toutefois le tout avait été bien payé, et c’était ledit Marquet qui avait le premier blessé Frogier d’un coup de fouet dans les jambes. Il apparut juste à tout le conseil qu’il devait user de force pour se défendre. Cela n’empêcha pas Grandgousier de dire :
« Puisqu’il n’est question que de quelques fouaces, je vais essayer de le satisfaire, car il me déplaît trop d’entreprendre la guerre. »
Il s’enquit donc du nombre de fouaces qu’on avait prises, et apprenant qu’il se montait à quatre ou cinq douzaines, commanda qu’on en fit cinq charretées dans la nuit. L’une d’elles serait de fouaces faites de beau beurre, beaux jaunes d’oeufs, beau safran et belles épices. Elles seraient distribuées à Marquet et il lui donnait pour le dédommager sept cent mille et trois philippus pour payer les barbiers qui l’auraient pansé. De surcroît, il lui donnait la métairie de la Pomardière à perpétuité, franche pour lui et les siens. Pour conduire et acheminer tout l’équipage on envoya Gallet, qui fit cueillir en chemin, près de la Saulaie, force grands joncs et roseaux dont il fit garnir le tour des charrettes et armer chacun des charretiers. Lui-même en prit un dans sa main, voulant ainsi faire savoir qu’ils ne demandaient que la paix et venaient pour l’acheter.
Arrivés à la porte, ils demandèrent à parler à Picrochole au nom de Grandgousier. Picrochole ne voulut jamais les laisser entrer, ni aller leur parler. Il leur fit dire qu’il était empêché, mais qu’ils n’avaient qu’à dire ce qu’ils voudraient au capitaine Toucquedillon, lequel faisait mettre à l’affût quelque pièce sur les murailles. Alors le bon homme lui dit :
« Seigneur, pour que vous vous retiriez de cette dispute, et pour que vous soyez sans excuse de ne revenir à notre alliance première, nous vous rendons sur l’heure les fouaces d’où vient le différend. Nos gens en ont pris cinq douzaines. Elles furent très bien payées. Nous aimons tant la paix que nous vous en rendons cinq charrettes, et celle-ci sera pour Marquet, qui formule la plainte la plus vive. En outre, pour le satisfaire pleinement, voici sept cent mille et trois philippus que je lui verse, et pour le dédommagement qu’il pourrait réclamer, je lui cède la métairie de la Pomardière, à perpétuité, pour lui et les siens, possédable en franc-alleu. Vous avez là le contrat de la transaction. Et pour l’amour de Dieu, vivons dorénavant en paix. Retirez-vous en vos terres, de bon coeur, abandonnez cette place à laquelle vous n’avez nul droit, comme vous le reconnaissez bien, et soyons amis comme devant. »
Toucquedillon raconta le tout à Picrochole, et empoisonna de plus en plus ses sentiments en lui disant :
« Ces rustres ont une belle peur. Pardieu, Grandgousier se conchie, le pauvre buveur ! Ce n’est pas son affaire d’aller en guerre, c’est plutôt de vider les flacons. Je suis d’avis que nous gardions ces fouaces et l’argent et que par ailleurs nous nous hâtions de nous retrancher ici et de poursuivre nos succès. Pensent-ils avoir affaire à une buse pour vous donner ces fouaces en pâture ? Voilà ce que c’est, les bons traitements et la familiarité que vous leur avez précédemment témoignés vous ont rendu méprisable à leurs yeux : flattez vilain, il vous piquera; piquez vilain, il vous flattera.
– Là, là, là ! dit Picrochole. Par saint Jacques, ils en auront ! Qu’il soit fait comme vous avez dit.
– D’une chose, dit Toucquedillon, je veux vous avertir. Nous sommes ici assez mal ravitaillés et maigrement pourvus de provisions de bouche. Si Grandgousier nous assiégeait, dès à présent j’irais me faire arracher toutes les dents. Qu’il en reste seulement trois à vos gens aussi bien qu’à moi-même et avec celles-ci nous n’irons que trop vite à manger nos provisions.
– Nous n’aurons que trop de mangeaille, dit Picrochole. Sommes-nous ici pour manger ou pour nous battre ?
– Pour nous battre, c’est vrai, dit Toucquedillon. Mais de la panse vient la danse, et du lieu où faim règne, force s’exile.
– Tant jaser ! dit Picrochole. Saisissez ce qu’ils ont amené. »
Ils prirent donc argent et fouaces, boeufs et charrettes, et renvoyèrent les autres sans mot dire, sinon qu’ils n’approchent plus d’aussi près pour la raison qu’on leur dirait demain. Ainsi, sans aboutir à rien, ils revinrent vers Grandgousier et lui racontèrent tout, ajoutant qu’il n’y avait aucun espoir de les amener à la paix sinon par vive et forte guerre.
▲
CHAPITRE XXXIII
Comment certains gouverneurs de Picrochole, par leur précipitation,
le mirent au dernier péril.
Les fouaces dérobées, comparurent devant Picrochole le duc de Menuail, le comte Spadassin et le capitaine Merdaille, qui lui dirent :
« Sire, aujourd’hui nous faisons de vous le prince le plus valeureux et le plus chevaleresque qui ait jamais été depuis la mort d’Alexandre de Macédoine.
– Couvrez-vous, couvrez-vous, dit Picrochole.
– Grand merci, dirent-ils, Sire, nous ne faisons que notre devoir. Voici ce que nous proposons : Vous laisserez ici quelque capitaine en garnison avec une petite troupe de gens pour garder la place qui nous semble assez forte, tant par nature que grâce aux remparts dus à votre ingéniosité. Vous diviserez votre armée en deux, comme bien vous comprenez. Une partie ira se ruer sur ce Grandgousier et ses gens et il sera, au premier assaut, facilement mis en déroute. Là, vous récupérerez de l’argent en masse, car le vilain a de quoi. Nous disons vilain parce qu’un noble prince n’a jamais un sou. Thésauriser, c’est bon pour un vilain. »
Pendant ce temps, l’autre partie tirera vers l’Aunis, la Saintonge, l’Angoumois et la Gascogne et aussi vers le Périgord, le Médoc et les Landes. Sans rencontrer nulle résistance, ils prendront villes, châteaux et forteresses. À Bayonne, à Saint-Jean-de-Luz et à Fontarabie, vous saisirez tous les navires et, en côtoyant la Galice et le Portugal, vous pillerez toutes les contrées maritimes jusqu’à Lisbonne où vous aurez en renfort tout l’équipage qu’il faut à un conquérant. Cordieu ! L’Espagne se rendra, car ce ne sont que des rustres. Vous passerez par le détroit de Séville et dresserez là deux colonnes plus magnifiques que celles d’Hercule pour perpétuer le souvenir de votre nom. Ce détroit sera nommé mer Picrocholine. Passé la mer Picrocholine, voici Barberousse qui devient votre esclave…
– Je lui ferai grâce, dit Picrochole.
– Assurément, dirent-ils, à condition qu’il se fasse baptiser. Et vous attaquerez les royaumes de Tunis, de Bizerte, d’Alger, de Bône, de Cyrène et toute la Barbarie, hardiment. En continuant, vous prendrez en main Majorque, Minorque, la Sardaigne, la Corse et les autres îles du golfe de Gênes et des Baléares. En longeant la côte à main gauche vous soumettrez toute la Gaule Narbonnaise, la Provence et le pays des Allobroges, Gênes, Florence, Lucques; et, Dieu te protège, Rome ! Le pauvre Monsieur du Pape en meurt déjà de peur.
– Par ma foi, dit Picrochole, je ne baiserai pas sa pantoufle.
– L’Italie prise, voilà Naples, la Calabre, les Pouilles et la Sicile mises à sac, et Malte avec. Je voudrais bien que ces plaisantins de chevaliers, jadis Rhodiens, vous résistent, pour voir un peu ce qu’ils ont dans le ventre.
– J’irais, dit Picrochole, volontiers à Lorette.
– Point, point, dirent-ils, ce sera au retour. De là nous prendrons la Crète, Chypre, Rhodes et les îles Cyclades, puis nous attaquerons la Morée. Nous la tenons ! Saint Treignan ! Dieu garde Jérusalem, car le Sultan n’est pas comparable à votre puissance !
– Je ferai donc, dit-il, bâtir le temple de Salomon.
– Non, dirent-ils, pas encore, attendez un peu. Ne soyez jamais si prompt dans vos entreprises. Savez-vous ce que disait Auguste ? Hâte-toi lentement. En premier lieu il vous faut tenir l’Asie Mineure, la Carie, la Lycie, la Painphilie, la Cilicie, la Lydie, la Phrygie, la Mysie, la Bithynie, Carrasie, Adalia, Samagarie, Kastamoun, Luga, Sébaste, jusqu’à l’Euphrate.
– Verrons-nous Babylone et le mont Sinaï ? dit Picrochole.
– Ce n’est pas nécessaire pour l’instant, dirent-ils. Vraiment, n’est-ce pas assez de tracas que d’avoir traversé la mer Caspienne et parcouru les deux Arménies et les trois Arabies à cheval ?
– Ma foi, dit-il, nous sommes épuisés ! Ah ! les pauvres gens !
– Qu’y a-t-il ? demandèrent les autres.
– Que boirons-nous dans ces déserts ? L’empereur Julien et toute son armée y moururent de soif, à ce qu’on raconte.
– Nous avons déjà donné ordre à tout, dirent-ils. Vous avez neuf mille quatorze grands navires chargés des meilleurs vins du monde, dans la mer Syriaque. Ils arrivèrent à Jaffa. Là se trouvaient deux millions deux cent mille chameaux et mille six cents éléphants que vous aurez pris à la chasse aux environs de Sidjilmassa, quand vous êtes entré en Libye, et de plus vous avez toute la caravane de La Mecque. Ne fournirent-ils pas suffisamment de vin ?
– Sûr ! dit-il, mais nous ne bûmes point frais.
– Vertu, non d’un petit poisson ! dirent-ils. Un preux, un conquérant qui aspire à l’empire universel ne peut pas toujours avoir ses aises. Remerciez Dieu d’être arrivés sains et saufs, vous et vos gens, jusqu’au Tigre.
– Mais, dit-il, que fait pendant ce temps la moitié de notre armée qui déconfit ce vilain, ce poivrot de Grandgousier ?
– Ils ne chôment pas, dirent-ils, nous allons bientôt les rencontrer. Ils vous ont pris la Bretagne, la Normandie, les Flandres, le Hainaut, le Brabant, l’Artois, la Hollande, la Zélande. Ils ont passé le Rhin sur le ventre des Suisses et des Lansquenets. Une partie d’entre eux a soumis le Luxembourg, la Lorraine, la Champagne et la Savoie jusqu’à Lyon. Là, ils ont retrouvé vos garnisons, de retour des conquêtes navales en Méditerranée et se sont rassemblés en Bohême après avoir mis à sac la Souabe, le Wurtemberg, la Bavière, l’Autriche, la Moravie et la Styrie. Puis ils ont foncé farouchement sur Lübeck, la Norvège, la Suède, le Danemark, la Gothie, le Groenland, les pays hanséatiques, jusqu’à la mer Arctique. Cela fait, ils ont conquis les Orcades et mis sous leur joug l’Ecosse, l’Angleterre et l’Irlande. De là, naviguant sur la Baltique et la mer des Sarmates, ils ont vaincu et dominé la Prusse, la Pologne, la Lituanie, la Russie, la Valachie, la Transylvanie, la Hongrie, la Bulgarie, la Turquie et les voilà à Constantinople.
– Rendons-nous vers eux au plus tôt, dit Picrochole, car je veux être aussi empereur de Trébizonde. Ne tuerons-nous pas tous ces chiens de Turcs et de Mahométans ?
– Que diable ferons-nous donc ? dirent-ils. Vous donnerez leurs biens et leurs terres à ceux qui vous auront loyalement servi.
– La raison le veut, dit-il. C’est justice. Je vous donne la Caramanie, la Syrie et toute la Palestine.
– Ah ! dirent-ils, Sire, vous êtes bien bon ! Grand merci ! Que Dieu vous donne toujours prospérité. »
Il y avait là un vieux gentilhomme, éprouvé en diverses aventures, un vrai routier de guerre, nommé Échéphron. Il dit en entendant ces propos :
« J’ai bien peur que toute cette entreprise ne soit semblable à la farce du pot au lait dont un cordonnier tirait une fortune en rêve. Ensuite, quand le pot fut cassé, il n’eut pas de quoi manger. Qu’attendez-vous de ces belles conquêtes ? Quelle sera la fin de tant d’embarras et de barrages ?
– Ce sera, dit Picrochole, que nous pourrons nous reposer à notre aise quand nous serons rentrés. »
Alors Échéphron dit :
« Et si par hasard vous n’en reveniez jamais ? Le voyage est long et périlleux : n’est-ce pas mieux de se reposer dès à présent, sans nous exposer à ces dangers ?
– Oh ! dit Spadassin, pardieu, voilà un bel idiot ! Allons nous cacher au coin de la cheminée et passons-y notre temps et notre vie avec les dames, à enfiler des perles ou à filer comme Sardanapale ! Qui ne risque rien n’a cheval ni mule, c’est Salomon qui l’a dit.
– Qui se risque trop, dit Échéphron, perd cheval et mule, c’est ce que répondit Marcoul.
– Baste ! dit Picrochole, passons outre. Je ne crains que ces diables de légions de Grandgousier. Pendant que nous sommes en Mésopotamie, s’ils nous donnaient sur la queue ? Quel serait le remède ?
– Il est facile, dit Merdaille : un beau petit ordre de mobilisation que vous enverrez aux Moscovites vous mettra sur pied en un moment quatre cent cinquante mille combattants d’élite. Oh ! si vous me faites lieutenant à cette occasion, je tuerai un peigne pour un mercier ! Je mords, je rue, je frappe, j’attrape, je tue, je renie !
– Sus ! sus ! dit Picrochole, qu’on mette tout en train et qui m’aime me suive ! »
▲
CHAPITRE XXXIV
Comment Gargantua quitta la ville de Paris pour secourir son pays
et comment Gymnaste rencontra les ennemis.
Au même moment, Gargantua, qui était sorti de Paris sitôt lue la lettre de son père, arrivant sur sa grande jument, avait déjà passé le pont de la Nonnain avec Ponocrates, Gymnaste, Eudémon qui avaient pris des chevaux de poste pour le suivre. Le reste de sa suite venait par étapes normales en apportant tous ses livres et son attirail philosophique.
Arrivé à Parilly, le métayer de Goguet lui apprit comment Picrochole s’était retranché à La Roche-Clermault et avait envoyé le capitaine Tripet attaquer le bois de Vède et Vaugaudry avec une grosse armée. Ils avaient couru la poule jusqu’au Pressoir Billard et les excès qu’ils commettaient dans le pays étaient chose stupéfiante et difficile à croire. Si bien qu’il prit peur et qu’il ne savait que dire ni que faire. Mais Ponocrates lui conseilla d’aller vers le seigneur de La Vauguyon qui depuis toujours avait été leur ami et allié : ils seraient par lui mieux renseignés de tous les événements. C’est ce qu’ils firent aussitôt et ils le trouvèrent bien disposé à les secourir, et il eut idée d’envoyer un de ses hommes pour reconnaître le pays et savoir la situation des ennemis, afin de prendre des mesures en fonction des circonstances présentes. Gymnaste s’offrit pour y aller mais on décida qu’il valait mieux qu’il emmène avec lui quelqu’un qui connût les chemins, les détours et les rivières du secteur.
Il partit donc avec Prelinguand, écuyer de Vauguyon, et sans bruit ils observèrent de tous côtés. Pendant ce temps, Gargantua se refit et se restaura un peu avec ses gens. Il fit donner un picotin d’avoine à sa jument, c’est-à-dire soixante-quatorze muids et trois boisseaux. Gymnaste et son compagnon chevauchèrent si bien qu’ils rencontrèrent les ennemis tout éparpillés et en désordre, pillant et dérobant tout ce qu’ils pouvaient; et, du plus loin qu’ils l’aperçurent, ils lui coururent sus en foule pour le détrousser. Alors il leur cria :
« Messieurs, je suis un pauvre diable. Je vous demande d’avoir pitié de moi. J’ai encore un vague écu. Nous le boirons, car c’est de l’or potable, et ce cheval que voici sera vendu pour payer ma bienvenue. Cela fait, prenez-moi avec vous, car jamais nul homme ne sut mieux prendre, larder, rôtir, apprêter, et même, pardieu, démembrer et assaisonner une poule que moi qui suis là. Et pour payer mon étrenne, je bois à tous les bons compagnons. » Alors il découvrit sa gourde et, sans mettre le nez dedans, buvait assez honnêtement. Les maroufles le regardaient, ouvrant une gueule d’un pied et tirant la langue comme des lévriers, attendant de boire ensuite. Mais à ce moment, Tripet, le capitaine, accourut pour voir ce qu’il y avait C’est à lui que Gymnaste offrit sa bouteille en disant :
« Tenez, capitaine, buvez-en sans crainte, j’en ai fait l’essai; c’est du vin de La Foye-Monjault.
– Quoi, dit Tripet, ce gaillard-là se moque de nous ! Qui es-tu ?
– Je suis un pauvre diable, dit Gymnaste.
– Ah ! dit Tripet, puisque tu es un pauvre diable, il est juste que tu passes outre, car tout pauvre diable passe partout sans péage ni gabelle. Mais ce n’est pas l’habitude que les pauvres diables soient aussi bien montés. Aussi, Monsieur le Diable, descendez, que je prenne le roussin. Et s’il ne me porte pas bien, c’est vous Maître Diable qui me porterez, car j’aime assez qu’un tel diable m’emporte. »
▲
CHAPITRE XXXV
Comment Gymnaste tua en souplesse le capitaine Tripet
et d’autres gens de Picrochole.
À ces mots, certains d’entre eux commencèrent à être effrayés et ils se signaient à toutes mains pensant que c’était un diable déguisé. Et l’un d’entre eux, nommé Bon Jean, capitaine des francs-taupins, tira son livre d’heures de sa braguette et cria assez fort :
« Dieu est saint ! Si tu es de Dieu, parle ! Si tu es de l’Autre, va-t’en ! » Mais il ne s’en allait pas. Plusieurs de la bande entendirent cela et ils quittaient la compagnie pendant que Gymnaste observait et analysait le tout.
Il fit donc semblant de descendre de cheval, et quand il fut en suspens côté montoir, il fit souplement le tour de l’étrivière, son épée bâtarde au côté. Etant passé par-dessous, il s’élança en l’air et se tint les deux pieds sur la selle, le cul tourné vers la tête du cheval, puis il dit : « Mon affaire va à l’envers ! »
Alors, dans cette posture, il fit la pirouette sur un pied, et tournant à gauche, retrouva impeccablement sa première attitude, sans en rien changer. Alors Tripet dit :
« Ah ! je n’en ferai pas autant pour le moment, et pour cause !
– Merde ! dit Gymnaste ! J’ai raté. Je vais reprendre ce saut. »
Alors, avec beaucoup de force et d’agilité, il fit, en tournant à droite, la pirouette comme auparavant. Cela fait, il mit le pouce de la main droite sur l’arçon de la selle et souleva tout son corps en l’air, soutenant tout son poids sur le nerf et le muscle du pouce en question, et dans cette attitude tourna trois fois sur lui-même; à la quatrième, se renversant tout le corps sans toucher à rien, il se plaça entre les oreilles du cheval, tout le corps figé en l’air sur le pouce de la main gauche, et fit dans cette posture un tour en vrille. Ensuite, frappant du plat de la main droite au milieu de la selle, il donna une impulsion telle qu’il s’assit sur la croupe, à la façon des dames.
Cela fait, bien aisément, il passa la jambe droite par-dessus la selle et se mit dans la posture du chevaucheur, sur la croupe.
« Mais, dit-il, il vaut mieux que je me mette entre les arçons. »
S’appuyant donc à la croupe, devant lui, des pouces des deux mains, il se renversa cul par-dessus tête, en l’air, et se trouva solidement installé entre les arçons. Puis d’un sursaut, il souleva tout le corps en l’air, se tint ainsi, pieds joints entre les arçons, et là tournoya plus de cent fois, les bras en croix, tout en criant à voix haute : « J’enrage, diables, j’enrage, j’enrage ! Tenez-moi, diables, tenez ! »
Tandis qu’il évoluait ainsi, les maroufles en grand ébahissement se disaient l’un à l’autre : « Par la Mère Dieu ! C’est un lutin ou un diable déguisé de la sorte. Des entreprises du Malin, délivre-nous, Seigneur ! ». Et ils prenaient la route en courant, regardant derrière eux comme un chien qui emporte un aileron de volaille.
Alors, Gymnaste, voyant son avantage, descend de cheval, dégaine son épée et, à grands coups, chargea les plus farauds, qu’il renversait en gros tas, blessés, défaits, meurtris, sans que nul ne lui résistât, à la pensée que c’était là un diable affamé, tant à cause des merveilleuses acrobaties qu’il avait faites, qu’à cause des propos tenus par Tripet qui l’avait appelé pauvre diable; seul Tripet voulut par traîtrise lui fendre la cervelle d’un coup de son épée de lansquenet, mais comme il était bien casqué, il ne sentit que le poids du coup et, se retournant brusquement, il estoqua ledit Tripet et, pendant que celui-ci se couvrait en haut, il lui tailla d’un seul coup l’estomac, le côlon et la moitié du foie, ce qui le fit tomber sur le sol, et il rendit en tombant plus de quatre potées de soupe, et l’âme mêlée à la soupe.
Sur ce, Gymnaste se retire, pensant qu’il ne faut jamais persister à tenter le hasard jusqu’à ce que le vent tourne et que tout chevalier se doit de traiter sa bonne fortune avec discernement sans la violenter ni en abuser. Et, montant sur son cheval, il piqua des éperons, prenant son chemin tout droit vers La Vauguyon, accompagné par Prelinguand.
▲
CHAPITRE XXXVI
Comment Gargantua démolit le château du gué de Vède,
et comment ils passèrent le gué.
Quand il fut revenu, il raconta dans quelle situation il avait trouvé les ennemis et le stratagème qu’il avait employé pour venir, seul, à bout de toute la troupe, affirmant que ce n’étaient que des marauds, des pillards et des brigands, ignorants de toute discipline militaire. Il fallait se mettre en route hardiment, car ce serait très facile de les assommer comme bestiaux.
Alors Gargantua monta sur sa grande jument, escorté comme il est dit plus haut, et, trouvant sur son chemin un arbre grand et haut (on l’appelait généralement l’arbre de saint Martin, parce que c’est un bourdon que saint Martin avait planté jadis et qui avait crû de la sorte), il dit : « Voici ce qu’il me fallait; cet arbre me servira de bourdon et de lance. » Et il l’arracha de terre facilement, en ôta les rameaux et le décora pour son plaisir.
Sur ces entrefaites, sa jument pissa pour se relâcher le ventre, mais ce fut si copieusement qu’elle en fit sept lieues de déluge. Tout le pissat descendit au gué de Vède et l’enfla tellement au fil du courant que toute notre bande d’ennemis fut horriblement noyée, à l’exception de quelques-uns qui avaient pris le chemin à gauche, vers les coteaux.
Gargantua, arrivé au droit du bois de Vède, fut avisé par Eudémon qu’il restait quelques ennemis dans le château. Pour s’assurer de la chose, Gargantua s’écria aussi fort qu’il put : « Êtes-vous là ou n’y êtes-vous pas ? Si vous y êtes, n’y soyez plus; si vous n’y êtes pas, je n’ai rien à dire. »
Mais un ribaud de canonnier qui était au mâchicoulis lui tira un coup de canon et l’atteignit à la tempe droite furieusement. Toutefois il ne lui fit pas plus de mal en cela que s’il lui eût jeté une prune.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Gargantua. Voilà que vous nous jetez des grains de raisin ! La vendange vous coûtera cher ! » Il pensait réellement que le boulet fût un grain de raisin.
Ceux qui étaient dans le château, absorbés au jeu de pille, coururent aux tours et aux fortifications en entendant le bruit et lui tirèrent plus de neuf mille vingt-cinq coups de fauconneau et d’arquebuse, visant tous la tête. Ils tiraient si serré contre lui qu’il s’écria : « Ponocrates, mon ami, ces mouches-là m’aveuglent ; passez-moi quelque rameau de ces saules pour les chasser. » Il percevait les boulets de plomb et de pierre comme si ce fussent des mouches à boeufs.
Ponocrates l’avertit que ces mouches n’étaient autres que les salves d’artillerie que l’on tirait depuis le château. Alors, de son grand arbre, il cogna contre le château, abattit à grands coups les tours et les fortifications et fit tout s’effondrer en ruine. De la sorte, tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur furent écrasés et mis en pièces.
Partant de là, ils arrivèrent au pont du moulin et trouvèrent tout le gué couvert de corps morts, en si grand nombre qu’ils avaient engorgé le bief du moulin : c’étaient ceux qui avaient succombé au déluge urinal de la jument. Ils se demandèrent alors comment ils pourraient passer, vu l’obstacle formé par ces cadavres. Mais Gymnaste dit :
« Si les diables y sont passés, j’arriverai bien à y passer.
– Les diables, dit Eudémon, y sont passés pour en emporter les âmes damnées.
– Saint Treignan ! dit Ponocrates, en conséquence logique, il y passera donc obligatoirement.
– Sûr ! sûr ! dit Gymnaste, ou je resterai en route. »
Et, piquant des éperons, il traversa carrément, sans que le cheval fût effrayé un seul instant par les corps morts car, selon la doctrine d’Elien, il l’avait habitué à ne craindre ni les esprits, ni les cadavres. Non pas en tuant les gens, comme Diomède tuait les Thraces, ou comme Ulysse qui mettait les corps de ses ennemis aux pieds de ses chevaux, ainsi que le rapporte Homère, mais en lui mettant un mannequin dans son foin et en le faisant habituellement passer dessus quand il lui donnait son avoine.
Les trois autres le suivirent sans incident, sauf Eudémon dont le cheval enfonça le pied droit jusqu’au genou dans la panse d’un gros et gras vilain qui se trouvait là, noyé, ventre en l’air; il ne pouvait l’en retirer et il resta empêtré de la sorte jusqu’à ce que Gargantua, du bout de son bâton, répandît le reste des tripes du vilain dans l’eau pendant que le cheval levait le pied. Et, chose miraculeuse en hippiatrie, le cheval en question, au contact des boyaux de ce gros maroufle, fut guéri d’un suros qu’il avait à ce pied-là.
▲
CHAPITRE XXXVII
Comment Gargantua en se peignant
faisait tomber de ses cheveux les boulets d’artillerie.
Ayant quitté le val de Vède, peu de temps après, ils mirent pied à terre au château de Grandgousier qui les attendait, brûlant d’impatience. À son arrivée on lui fit fête à tour de bras. Jamais on ne vit gens plus joyeux, car le Supplément au Supplément des Chroniques dit que Gargamelle en mourut de joie. Pour ma part, je n’en sais rien et je me soucie bien peu ni d’elle ni d’aucune autre.
Ce qui est vrai, c’est que Gargantua, changeant de vêtements et se coiffant avec son peigne (il était long de cent cannes et ses dents étaient de grandes défenses d’éléphants, tout entières), faisait tomber à chaque coup plus de sept grappes de boulets qui lui étaient restés dans les cheveux lors de la démolition du bois de Vède. À cette vue, Grandgousier, son père, pensa que c’étaient des poux et lui dit : « Par Dieu ! Mon bon fils, nous as-tu apporté jusqu’ici des éperviers de Montaigu ! Je ne tenais pas à ce que tu fisses là ton séjour. »
Alors Ponocrates répondit : « Seigneur, ne pensez pas que je l’aie mis au collège de pouillerie qu’on nomme Montaigu. J’aurais mieux aimé le mettre avec les gueux des Innocents, vu l’incroyable cruauté et l’ignominie que j’y ai connues. Car les forçats chez les Maures et les Tartares, les meurtriers dans la prison aux criminels et même, sûrement, les chiens dans votre maison sont bien mieux traités que ne le sont ces infortunés dans le collège en question. Si j’étais roi de Paris, le diable m’emporte si je n’y mettais le feu et ne faisais brûler le principal et les régents qui supportent que des traitements aussi inhumains soient exercés sous leurs yeux. »
Soulevant alors un de ces boulets, il dit : « Ce sont des coups de canon que votre fils Gargantua a reçus il y a peu, en passant devant le bois de Vède, par une traîtrise de vos ennemis. Mais ils en ont été si bien récompensés qu’ils sont tous morts dans la ruine du château, comme les Philistins par une ruse de Samson et comme ceux qu’écrasa la tour de Siloé dont nous parle Luc au chapitre XIII. Je suis d’avis que nous pourchassions l’ennemi pendant que la chance est avec nous : l’occasion porte tous ses cheveux au front; quand elle est passée vous ne pouvez plus la faire revenir; elle est chauve sur le derrière de la tête et ne retourne jamais plus. – En vérité, dit Grandgousier, ce ne sera pas pour le moment, car ce soir je veux vous faire fête. Soyez donc les bienvenus. »
Cela dit, on prépara le souper et en supplément on fit rôtir seize boeufs, trois génisses, trente-deux veaux, soixante trois chevreaux de l’été, quatre-vingt-quinze moutons, trois cents cochons de lait au beau jus de raisin, deux cent vingt perdrix, sept cents bécasses, quatre cents chapons du Lousdunois et de la Cornouaille, six mille poulets et autant de pigeons, six cents gélinottes, quatorze cents chaponneaux.
Pour la venaison, on ne put s’en procurer aussi rapidement, à part onze sangliers qu’envoya l’abbé de Turpenay, dix huit bêtes rousses que donna le seigneur de Grandmont et aussi cent quarante faisans qu’envoya le seigneur des Essarts, plus quelques douzaines de ramiers, d’oiseaux de rivière, de sarcelles, de butors, de courlis, de pluviers, de francolins, de bernaches cravants, de chevaliers gambettes, de vanneaux, de tadornes, de spatules, de hérons, de héronneaux, de poules d’eau, d’aigrettes, de cigognes, de canepetières, de flamants orangés (ce sont des phénicoptères), de terrigoles, de dindes, avec force couscous et des potages en abondance.
Il y avait quantité de vivres, rien ne manquait et le tout fut apprêté expertement par Fripesaulce, Hochepot, Pilleverjus, cuisiniers de Grandgousier.
Janot, Miquel et Verrenet pourvurent fort bien à la boisson.
▲
CHAPITRE XXXVIII
Comment Gargantua mangea six pèlerins en salade.
Notre sujet veut que nous racontions ce qui arriva à six pèlerins qui venaient de Saint-Sébastien, près de Nantes. Pour se loger, cette nuit-là, de peur des ennemis, ils s’étaient cachés au jardin sur les fanes de pois, entre les choux et les laitues.
Gargantua, qui se sentait quelque peu l’estomac creux, demanda si l’on pourrait trouver des laitues pour faire une salade; apprenant qu’il y en avait qui étaient parmi les plus belles et les plus grandes du pays, car elles étaient grandes comme des pruniers ou des noyers, il voulut y aller lui-même et ramassa à la main ce que bon lui sembla. En même temps il ramassa les six pèlerins qui avaient une si grande peur qu’ils n’osaient parler ni tousser.
Comme il commençait par les laver à la fontaine, les pèlerins se disaient l’un à l’autre à voix basse : « Que faut-il faire ? Nous nous noyons ici, au milieu de ces laitues. Parlerons-nous ? Oui mais si nous parlons, il va nous tuer comme espions. »
Comme ils délibéraient ainsi, Gargantua les mit avec ses laitues dans un des plats de la maison, grand comme la tonne de Cîteaux, et commença à les manger avec huile, vinaigre et sel, pour se rafraîchir avant de souper. Il avait déjà avalé cinq des pèlerins. Le sixième restait dans le plat, caché sous une laitue et seul son bourdon dépassait. En le voyant, Grandgousier dit à Gargantua :
« Je crois que c’est là une corne de limaçon. Ne mangez pas ça.
– Pourquoi ? dit Gargantua. Ils sont bons tout ce mois-ci. »
Et, tirant le bourdon, il souleva en même temps le pèlerin et il le mangeait bel et bien. Puis il but une effrayante rasade de vin pineau et ils attendirent que l’on apprêtât le souper.
Les pèlerins ainsi dévorés s’écartèrent du mieux qu’ils purent des meules de ses dents; ils pensaient qu’on les avait jetés dans quelque basse fosse des prisons et, quand Gargantua but sa grande rasade, ils crurent se noyer dans sa bouche : le torrent de vin faillit les entraîner jusqu’au gouffre de son estomac. Toutefois, en sautant avec leurs bourdons comme font les pèlerins de Saint-Michel, ils se dégagèrent à la lisière des dents. Mais, par malheur, l’un d’eux, tâtant le terrain avec son bourdon pour savoir s’ils étaient en sécurité, frappa rudement dans le creux d’une dent gâtée et heurta le nerf de la mâchoire, ce qui causa une très vive douleur à Gargantua qui commença à crier, sous l’effet de la rage qu’il endurait. Donc, pour soulager son mal, il fit apporter son cure-dent et, sortant vers le noyer grollier, il vous dénicha messieurs les pèlerins, car il en extirpait un par les jambes, un autre par les épaules, un autre par la besace, un autre par la bourse, un autre par l’écharpe; quant au pauvre hère qui l’avait frappé de son bourdon, il l’accrocha par la braguette; toutefois, ce fut une chance pour lui, car il lui perça une enflure chancreuse qui le martyrisait depuis qu’ils avaient dépassé Ancenis.
C’est ainsi que les pèlerins dénichés s’enfuirent à travers les vignes au grand trot et que s’apaisa la douleur.
Au même moment, Gargantua fut appelé par Eudémon pour le souper, car tout était prêt.
« Je m’en vais donc, dit-il, pisser mon malheur ! »
Alors il pissa si copieusement que l’urine coupa la route aux pèlerins, qui furent obligés de franchir la grande rigole. De là, passant par l’orée du petit bois, ils tombèrent tous, à l’exception de Fournillier, dans une fosse qu’on avait creusée en plein milieu du chemin pour prendre les loups à la chausse-trape. Grâce à l’ingéniosité dudit Fournillier, qui rompit les liens et les cordages, ils purent s’en échapper. Sortis de là, ils couchèrent pour le reste de cette nuit dans une cabane près du Coudray où ils furent réconfortés de leur malheur grâce aux bonnes paroles de l’un de leurs compagnons, nommé Lasdaller, qui leur fit remarquer que cette mésaventure avait été prédite par David, dans les Psaumes :
« Quand des hommes se dressèrent contre nous, peut-être nous auraient-ils engloutis tout vivants : c’est quand nous fûmes mangés en salade, à la croque au sel. Quand leur colère s’enflamma contre nous, alors les eaux nous auraient submergés : c’est quand il but la grande rasade. Notre âme a passé le torrent : c’est quand nous avons franchi la grande rigole. Peut-être notre âme eût-elle franchi le flot irrésistible : c’est celui de son urine dont il nous coupa le chemin. Béni soit l’Eternel qui ne nous a pas livrés en proie à leurs crocs. Notre âme s’est échappée comme l’oiseau du filet des oiseleurs : c’est quand nous sommes tombés dans le piège. Le filet a été rompu (par Fournillier) et nous avons été libérés. Notre secours est… etc. »
▲
CHAPITRE XXXIX
Comment le moine fut fêté par Gargantua et des beaux propos qu’il tint en soupant.
Quand Gargantua fut attablé et qu’ils eurent bâfré les premiers morceaux qui leur tombaient sous la dent, Grandgousier commença à raconter l’origine et la cause de la guerre déclenchée entre Picrochole et lui-même. Il en arriva au moment de narrer comment Frère Jean des Entommeures avait triomphé lors de la défense du clos de l’abbaye. Il fit son éloge et plaça sa prouesse au-dessus de celles de Camille, Scipion, Pompée, César et Thémistocle. Gargantua demanda donc que sur l’heure on l’envoyât quérir pour délibérer avec lui de ce qu’il convenait de faire. Son maître d’hôtel, selon leur volonté, l’alla quérir et le ramena joyeusement, avec son bâton de croix, sur la mule de Grandgousier.
Quand il fut arrivé, ce furent mille gentillesses, mille accolades, mille salutations :
« Hé ! Frère Jean, mon ami, Frère Jean, mon grand cousin, Frère Jean, de par le diable, l’accolade, mon ami !
– À moi l’embrassade !
– Viens là, mon couillon, que je t’éreinte à force de te serrer dans mes bras ! » Et Frère Jean de jubiler ! Jamais nul homme ne fut si aimable ni gracieux.
« Là, là, dit Gargantua. Sur une escabelle, ici, au bout, à côté de moi !
– Je veux bien, dit le moine, puisque tel est votre bon plaisir. Page, de l’eau ! Donne, mon enfant. donne ! Elle me rafraîchira le foie. Verse par ici, que je me gargarise.
– Déposez la chape, dit Gymnaste. Otons ce froc.
– Oh ! pardieu ! dit le moine, mon gentilhomme, il y a, dans les statuts de l’ordre, un chapitre auquel cette proposition ne conviendrait guère !
– Merde, dit Gymnaste, merde pour votre chapitre. Ce froc vous brise les deux épaules : mettez-le bas !
– Mon ami, dit le moine, laissez-le-moi, car, pardieu ! je n’en bois que mieux : il me rend le corps tout joyeux. Si je le laisse, messieurs les pages en feront des jarretières; on m’a fait le coup une fois à Coulaine. En plus je n’aurai aucun appétit. Mais si je m’assieds à table en cet habit, je boirai, pardieu ! à toi et à ton cheval, et de bon coeur. Dieu garde de mal la compagnie ! J’avais soupé, mais je n’en mangerai pas moins, car j’ai l’estomac pavé et creux comme la botte de saint Benoît, toujours ouvert comme la sacoche d’un avocat. De tout poisson autre que la tanche… Prenez l’aile de la perdrix ou la cuisse d’une nonnain. N’est-ce pas mourir en joyeux drille que de mourir la quille raide ? Notre prieur aime beaucoup le blanc de chapon.
– En cela, dit Gymnaste, il ne ressemble point aux renards, car ils ne mangent jamais le blanc des chapons, des poules et des poulets qu’ils prennent.
– Pourquoi ? dit le moine.
– Parce que, répondit Gymnaste, ils n’ont pas de cuisiniers pour les faire cuire et s’ils ne sont cuits à point, ils restent rouges et non pas blancs. La rougeur des viandes indique qu’elles ne sont pas assez cuites, sauf pour les homards et les écrevisses que l’on cardinalise à la cuisson.
– Fête Dieu Bayard ! dit le moine, l’infirmier de notre abbaye n’a donc pas la tête bien cuite : il a les yeux rouges comme une jatte de vergne ! Cette cuisse de levraut est bonne pour les goutteux. À propos de bottes, pourquoi les cuisses d’une demoiselle sont-elles toujours fraîches ?
– Ce problème, dit Gargantua, n’est ni dans Aristote, ni dans Alexandre d’Aphrodise, ni dans Plutarque.
– C’est, dit le moine, pour trois raisons qui font qu’un lieu est naturellement rafraîchi. Primo, parce que l’eau ruisselle tout le long; secundo, parce que c’est un lieu ombragé, obscur et ténébreux où le soleil ne luit jamais; et troisièmement parce qu’il est continuellement éventé par les vents du trou de bise, de la chemise et, en complément, de la braguette. Et allez ! page, à la boisson ! Crac ! crac ! crac ! Que Dieu est bon de nous donner ce bon piot ! Je confesse Dieu, si j’avais vécu au temps de Jésus-Christ, j’aurais bien empêché les Juifs de le prendre au jardin des Oliviers. Le diable m’abandonne si je n’eusse pas coupé les jarrets à Messieurs les Apôtres qui s’enfuirent si lâchement après avoir bien soupé et laissèrent leur bon maître en difficulté. Je crains plus que le poison un homme qui s’enfuit quand il faut jouer du couteau. Ah ! que ne suis-je roi de France pour quatre-vingts ou cent ans ! Pardieu ! J’accommoderais en chiens coupés les fuyards de Pavie ! La fièvre quarte les emporte ! Pourquoi ne mouraient-ils pas sur place plutôt que d’abandonner leur bon prince en ce péril ? N’est-il pas meilleur et plus honorable de mourir en combattant que de vivre en s’enfuyant bassement ?… Nous ne mangerons guère d’oisons cette année… Ah ! mon ami, passe-moi de ce cochon… Diantre ! Il n’y a plus de moût : La souche de Jessé a monté. Ma bouche a cessé de pinter… Ce vin n’est pas des plus mauvais. Quel vin buviez-vous à Paris ? Je me donne au diable si, fut un temps, je n’y ai pas tenu plus de six mois table ouverte à tout venant… Connaissez-vous Frère Claude des Haulx-Barrois ? Oh ! le brave compagnon que c’est ! Mais quelle mouche l’a piqué ? Il ne fait qu’étudier depuis je ne sais combien de temps. Pour ma part, je n’étudie pas. Dans notre abbaye, nous n’étudions jamais, de peur des oreillons. Feu notre abbé disait que c’est une chose monstrueuse que de voir un moine savant. Pardieu, monsieur mon ami, les plus grands clercs ne sont pas les savants les plus meilleurs. Vous n’avez jamais vu autant de lièvres que cette année. Je n’ai pu récupérer ni autour ni tiercelet nulle part. Monsieur de la Bellonnière m’avait promis un lanier, mais il m’a écrit il y a peu qu’il était devenu pantois. En cet an, les perdrix vont nous manger les oreilles. Je ne prends pas de plaisir à l’affût car j’y attrape du mal. Si je ne cours pas, si je ne m’affaire pas, je ne suis pas à mon aise. Il est vrai qu’en sautant les haies et les buissons, j’y laisse du poil de mon froc. J’ai récupéré un joli lévrier. Je me donne au diable si un lièvre lui échappe. Un laquais le menait à monsieur de Maulévrier; je l’ai détroussé. Ai-je mal fait ?
– Nenni, Frère Jean, dit Gymnaste, nenni, de par tous les diables, nenni !
– Alors, dit le moine, à la santé de ces diables, pendant qu’il y en a encore ! Vertu Dieu ! Qu’en aurait fait ce boiteux ? Cordieu ! il a plus de plaisir quand on lui fait cadeau d’une bonne paire de boeufs !
– Comment ? dit Ponocrates, vous jurez, Frère Jean ?
– Ce n’est, dit le moine, que pour orner mon langage. Ce sont couleurs de rhétorique cicéronienne. »
▲
CHAPITRE XL
Pourquoi les moines sont retirés du monde
et pourquoi les uns ont le nez plus grand que les autres.
« Foi de chrétien, dit Eudémon, je deviens tout troublé en considérant la valeur de ce moine, car il réjouit le coeur de tous ceux qui sont ici. Et comment se fait-il donc qu’on écarte les moines de toutes les bonnes compagnies en les traitant de trouble-fête, comme les abeilles chassent les frelons du voisinage de leurs ruches ?
Elles éloignent de leurs ruches, dit Virgile,
la troupe paresseuse des frelons. »
À cela, Gargantua répondit :
« Il n’y a rien de plus vrai, le froc et la cagoule attirent sur eux l’opprobre, les injures et les malédictions de tout le monde, de même que le vent qu’on appelle le Cecias attire les nues. La raison indiscutable en est qu’ils mangent la merde du monde, c’est-à-dire les péchés, et qu’en tant que mange-merde on les rejette dans leurs latrines, à savoir leurs couvents et leurs abbayes, écartés de la vie publique comme les latrines sont écartées de la maison. Et si vous comprenez pourquoi, dans un cercle de famille, un singe est toujours ridiculisé et tracassé, vous comprendrez pourquoi les moines sont fuis de tous, vieux et jeunes. Le singe ne garde pas la maison comme un chien; il ne tire pas l’araire comme le boeuf; il ne donne ni lait ni laine comme la brebis; il ne porte pas de fardeaux comme le cheval. Il ne fait que tout conchier a saccager. C’est pourquoi il reçoit de tous moqueries et bastonnades. De même, un moine, j’entends un de ces moines oisifs, ne laboure pas comme le paysan, ne garde pas le pays comme l’homme de guerre, ne guérit pas les malades comme le médecin, ne prêche pas ni n’instruit les gens comme le bon docteur évangélique et le pédagogue, ne transporte pas comme le marchand les biens de consommation et les choses nécessaires à la société. C’est pourquoi ils sont hués et abhorrés par tout le monde.
– Sans doute, dit Grandgousier, mais ils prient Dieu pour nous.
– Rien moins, dit Gargantua. Il est vrai qu’ils assomment tout leur voisinage à force de brimballer leurs cloches.
– Pardi, messe, matines ou vêpres bien sonnées sont à moitié dites, répondit le moine.
– Ils marmonnent quantité d’antiennes et de psaumes qu’ils ne comprennent nullement. Ils disent force patenôtres entrelardées de longs Ave Maria sans y penser, sans comprendre et je n’appelle pas cela prier, mais se moquer de Dieu. Mais que Dieu les aide s’ils prient pour nous autrement que par peur de perdre leurs miches et leurs soupes grasses. Tous les vrais chrétiens, en tout lieu, en tout temps et quelle que soit leur situation, prient Dieu; l’Esprit intercède et prie pour eux, et Dieu les prend en grâce. Mais maintenant, voici quel est notre bon Frère Jean; voici pourquoi chacun recherche sa compagnie : il n’est point bigot; ce n’est point une face de carême; il est franc, joyeux, généreux, bon compagnon; il travaille; il peine à la tâche; il défend les opprimés; il console les affligés; il secourt ceux qui souffrent, il garde les clos de l’abbaye.
– Je fais, dit le moine, bien davantage, car au choeur, en expédiant nos matines et services anniversaires, je fabrique en même temps des cordes d’arbalète, je polis des carreaux et des flèches, je confectionne des filets et des bourses à prendre les lapins. Jamais je ne suis oisif. Mais, par ici, à boire ! À boire par ici ! Apporte le dessert. Ce sont des châtaignes du bois d’Etroc : avec un bon vin nouveau, nous voilà juge de pets. Chez vous, le moût nouveau n’est pas encore arrivé. Pardieu ! Je bois à tous abreuvoirs, comme un cheval de juge promoteur ! »
Gymnaste lui dit :
« Frère Jean, ôtez cette roupie qui vous pend au nez.
– Ah ! ah ! dit le moine, serais-je en danger de me noyer, vu que j’ai de l’eau jusqu’au nez ? Non, non ! Pourquoi ? parce qu’elle en sort bien, mais n’y entre pas. Il est bien immunisé au jus de la treille ! Oh ! mon ami, quelqu’un qui aurait des bottes d’hiver d’un tel cuir pourrait pêcher hardiment les huîtres; elles ne prendraient jamais l’eau.
– Pourquoi, dit Gargantua, Frère Jean a-t-il un si beau nez ?
– Parce que Dieu l’a voulu ainsi, dit Grandgousier. Il nous donne forme et fonction selon son divin arbitre, comme fait un potier qui modèle ses vases.
– Parce que, dit Ponocrates, il fut un des premiers à la foire des nez. Il a pris un des plus beaux et des plus grands.
– Hue-là ! dit le moine. Selon la vraie philosophie monastique, c’est parce que ma nourrice avait les tétons mollets : en la tétant, mon nez y enfonçait comme dans du beurre et là levait et croissait comme la pâte dans la maie. Les durs tétons de nourrice font les enfants camus. Mais, gai, gai ! À la forme du nez on connaît celle du vers-toi-je-lève. Je ne mange jamais de conserves. Page ! À la boisson ! Et des rôties aussi ! »
Comment le moine fit dormir Gargantua.
▲
CHAPITRE XLI
De ses heures et de son bréviaire.
Le souper achevé, ils délibérèrent sur la situation pressante et conclurent qu’ils sortiraient en patrouille vers minuit pour se renseigner sur le guet et la vigilance des ennemis.
En attendant, ils se reposeraient un peu pour être plus frais. Mais Gargantua ne pouvait dormir de quelque posture qu’il se mît. Alors le moine lui dit :
« Je ne dors jamais bien à mon aise, sauf quand je suis au sermon ou quand je prie Dieu. Commençons, vous et moi, je vous prie, les sept psaumes pour voir si vous ne serez pas bientôt endormi. » L’idée convint tout à fait à Gargantua et, ayant commencé le premier psaume, ils s’endormirent tous les deux en arrivant à Bienheureux ceux qui… Mais le moine ne manqua pas de s’éveiller avant minuit, tant il était habitué à l’heure des matines au cloître. Etant éveillé, il éveilla tous les autres en chantant à pleine voix la chanson :
Oh, Regnault, réveille-toi, veille,
Oh, Regnault, réveille-toi.
Quand ils furent tous éveillés, il dit :
« Messieurs, on dit que les matines commencent par des toux et le souper par de la boisson. Faisons le contraire : commençons maintenant nos matines par boire, et le soir, au début du souper, nous tousserons à qui mieux mieux. »
Ce qui fit dire à Gargantua :
« Boire aussitôt après avoir dormi, ce n’est pas conforme aux lois de la diététique. Il faut d’abord se vider l’estomac des déchets et des excréments.
– C’est bien diététisé, dit le moine. Que cent diables me sautent au corps s’il n’y a pas plus de vieux ivrognes qu’il n’y a de vieux médecins ! J’ai conclu avec mon appétit un pacte tel qu’il se couche toujours avec moi (ce à quoi je donne bon ordre pendant la journée) et qu’il se lève également avec moi. Rendez vos boulettes vomitives tant que vous voudrez, moi je m’en vais à mon tiroir apéritif.
– De quel tiroir voulez-vous parler ? dit Gargantua.
– De mon bréviaire, dit le moine, car de même que les fauconniers, avant que de donner à manger à leurs oiseaux, leur font tirer quelque patte de poule pour leur purger le cerveau des humeurs et les mettre en appétit, de la même façon, en prenant le matin ce joyeux petit bréviaire, je me récure la poitrine et me voilà prêt à boire.
– À quel usage, dit Gargantua, récitez-vous ces belles heures ?
– À l’usage de Fécamp, dit le moine : trois psaumes et trois leçons, ou rien du tout si on veut. Jamais je ne m’astreins aux heures : les heures sont faites pour l’homme et non l’homme pour les heures. C’est pourquoi je règle les miennes comme des étrivières : je les raccourcis ou les allonge comme bon me semble : Courte tirade emplit le ciel, longue rasade vide l’écuelle. Où est écrit cela ?
– Par ma foi, dit Ponocrates, je ne sais pas, mon petit couillaud, mais tu vaux ton pesant d’or !
– En cela, dit le moine, je vous ressemble. Mais venez que nous buvions. »
On prépara des grillades en quantité et de belles tartines matutinales, et le moine but son content. Certains lui tinrent compagnie, d’autres s’en dispensèrent. Ensuite, chacun commença à s’armer et à s’équiper, et ils armèrent le moine contre sa volonté, car il ne voulait pas d’autres armes que son froc sur sa poitrine et le bâton de la croix à son poing. Toutefois, il fut selon leurs voeux armé de pied en cap, monté sur un bon coursier du royaume de Naples avec un gros braquemart au côté, en même temps que Gargantua, Ponocrates, Gymnaste, Eudémon et vingt-cinq parmi les plus vaillants de la maison de Grandgousier, tous solidement armés, la lance au poing, montés comme saint Georges et portant chacun un arquebusier en croupe.
▲
CHAPITRE XLII
Comment le moine encourage ses compagnons
et comment il pendit à un arbre.
À présent, les nobles champions s’en vont à la rencontre de l’aventure, bien décidés à discerner les cas où il leur faudra poursuivre un engagement et ceux où ils devront se tenir sur la défensive quand viendra le jour de la grande et horrible bataille. Et le moine leur donne courage en disant :
« Enfants, n’ayez ni peur ni inquiétude, je vous conduirai en sûreté. Que Dieu et saint Benoît soient avec nous. Si ma force égalait mon coeur, morbleu, je vous les plumerais comme un canard ! Je ne crains rien que l’artillerie. Toutefois, je connais certaine oraison que m’a confiée le sous-sacristain de notre abbaye, oraison qui protège la personne de toutes les bouches à feu. Mais elle ne me servira à rien, car je n’y ai ajouté point de foi. Cependant mon bâton de croix fera diablement merveilles. Pardieu, celui d’entre vous qui fera la poule mouillée, je me donne au diable si je ne le fais pas moine à ma place et ne le harnache pas de mon froc : il porte remède à la couardise des gens. N’avez-vous pas entendu parler du lévrier de Monsieur de Meurles qui ne valait rien pour chasser aux champs ? Il lui mit un froc au cou. Par le corps Dieu ! Ni lièvre ni renard qui l’avait au cul ne lui échappait, et, qui plus est, il couvrit toutes les chiennes du pays, lui qui auparavant était éreinté, chapitre des impuissants et maléficiés. »
Le moine, disant ces mots avec colère, passa sous un noyer du côté de la Saulaie et embrocha la visière de son heaume au moignon d’une grosse branche du noyer.
Malgré tout il donna brutalement des éperons à son cheval qui se montrait chatouilleux quand on le piquait, de sorte qu’il bondit en avant. Le moine voulant décrocher sa visière lâche la bride et se pend aux branches par la main pendant que le cheval se dérobe sous lui. Ainsi le moine resta suspendu au noyer, criant à l’aide et au meurtre et protestant aussi qu’on l’avait trahi.
Eudémon l’aperçut le premier et dit en appelant Gargantua :
« Sire, venez et voyez Absalon pendu ! »
Gargantua, s’étant approché, examina l’attitude du moine et la façon dont il était suspendu, et il dit à Eudémon :
« Vous êtes mal tombé en le comparant à Absalon, car Absalon se pendit par les cheveux tandis que le moine, ras de poil, s’est pendu par les oreilles.
– Aidez-moi, dit le moine, de par le diable ! C’est bien le moment de jaser ! Vous ressemblez aux prédicateurs décrétalistes qui disent que quiconque verra son prochain en danger de mort doit, sous peine d’excommunication trifide, l’exhorter à se confesser et à se mettre en état de grâce plutôt que de l’aider. Aussi, quand je les verrai tombés à la rivière et prêts à se noyer, au lieu d’aller les chercher et de leur tendre la main, je leur ferai un beau grand sermon sur le mépris du monde et la fuite du siècle; quand ils seront raides morts, j’irai les repêcher !
– Ne bouge pas, mon mignon, dit Gymnaste je vais aller te chercher car tu es un gentil petit moine :
Moine dans sa moinière
d’oeufs ne vaut pas la paire
mais moine ailleurs
de trente oeufs a la juste valeur.
« Des pendus, j’en ai vu plus de cinq cents, mais je n’en ai jamais vu qui eussent meilleure allure en pendillant; si j’avais aussi bonne grâce, je voudrais pendre ainsi toute ma vie.
– Aurez-vous, dit le moine, bientôt fini de prêcher ? Aidez-moi, au nom de Dieu, puisque vous ne voulez le faire au nom de l’Autre. Sur l’habit que je porte, vous vous en repentirez en temps et lieu déterminés. »
Alors Gymnaste descendit de son cheval et, montant au noyer, souleva le moine d’une main par les goussets et de l’autre dégagea sa visière de la branche qui l’accrochait; ainsi, il le laissa tomber à terre et sauta après lui.
Le moine, redescendu, se défit de toute son armure qu’il jeta pièce après pièce au milieu du champ et, reprenant son bâton de croix, il remonta sur son cheval qu’Eudémon avait retenu dans sa fuite.
Ainsi, ils s’en vont joyeusement en suivant le chemin de la Saulaie.
▲
CHAPITRE XLIII
Comment Gargantua rencontra la patrouille de Picrochole
et comment le moine tua le capitaine Tyravant puis fut fait prisonnier par les ennemis.
Au rapport de ceux qui s’étaient sauvés en déroute quand Tripet avait été étripé, Picrochole fut pris d’une grande colère en apprenant que les diables s’étaient rués sur ses gens. Il tint conseil toute la nuit; Hastiveau et Toucquedillon conclurent que sa puissance était telle qu’il pourrait défaire tous les diables d’enfer s’ils venaient s’y frotter, éventualité à laquelle Picrochole ne croyait pas du tout, et c’est pourquoi il ne s’en défiait pas.
Aussi, pour reconnaître le terrain, envoya-t-il en patrouille, sous les ordres du comte Tyravant, seize cents chevaliers, tous montés sur des chevaux légers, tous bien aspergés d’eau bénite, chacun portant pour insigne une étole en écharpe, à tout hasard, afin que s’ils rencontraient les diables ils les fissent disparaître et s’évanouir grâce au pouvoir de l’eau lustrale et des étoles. Ils galopèrent donc jusqu’aux alentours de La Vauguyon et de la Maladrerie, mais pas une fois ne trouvèrent à qui parler; ils repassèrent alors sur les hauteurs et, près du Coudray, dans la cabane servant d’abri aux bergers, trouvèrent les cinq pèlerins. Ils les emmenèrent ligotés et bâillonnés comme s’ils eussent été des espions, en dépit des exclamations, des supplications et des prières qu’ils purent imaginer. Redescendus vers Seuilly, ils furent entendus par Gargantua qui dit à ses gens :
« Compagnons, c’est la bataille et ils nous sont au moins dix fois supérieurs en nombre. Allons-nous les cogner ?
– Que diable, dit le moine, allons-nous faire ? Estimez-vous les hommes d’après leur nombre ou d’après leur vertu et leur courage ? »
Puis il s’écria :
« Cognons, diables, cognons ! »
En entendant cela, les ennemis pensaient que, pour de bon, c’étaient de vrais diables et, en conséquence, commencèrent à fuir à bride abattue, excepté Tyravant qui mit sa lance en arrêt et en frappa de toutes ses forces le moine au milieu de la poitrine. Mais en heurtant l’horrifique froc, il écacha son fer, comme si vous frappiez avec une petite bougie contre une enclume. Alors le moine, avec son bâton de croix, l’atteignit entre col et collet, sur la crête de l’omoplate, si rudement qu’il l’assomma et lui fit perdre toute connaissance et tout mouvement; il tomba aux pieds du cheval. En voyant l’étole qu’il portait en écharpe, Frère Jean dit à Gargantua :
« Ceux-ci ne sont que prêtres; ce n’est qu’un commencement de moine. Par saint Jean ! Moi, je suis un moine accompli. Je vous en tuerai autant que mouches. »
Puis il leur courut derrière au grand galop, si bien qu’il rattrapa les derniers. Il les abattait comme seigle, en frappant à tort et à travers.
Sur l’instant, Gymnaste demanda à Gargantua s’ils devaient les poursuivre. Gargantua répondit :
« Absolument pas; en bonne règle militaire, il ne faut jamais acculer son ennemi au désespoir. Une telle extrémité multiplie ses forces et accroît son courage déjà abattu et défaillant; il n’y a pas de meilleure chance de salut pour des gens ébranlés et à bout de fatigue que de n’espérer aucun salut. Combien de victoires ont été arrachées par les vaincus des mains des vainqueurs quand ceux-ci ne se sont pas raisonnablement limités, quand ils ont voulu anéantir complètement leurs ennemis et les détruire totalement, sans accepter d’en laisser un seul pour aller porter les nouvelles. Ouvrez toujours à vos ennemis toutes les portes et tous les chemins; allez jusqu’à leur faire un pont d’argent pour les faire revenir sur leurs pas.
– Certes, dit Gymnaste, mais ils ont le moine.
– Ils ont le moine ? dit Gargantua. Sur mon honneur, ce ne sera qu’à leurs dépens ! Mais, pour parer à toute éventualité, ne nous retirons pas encore. Attendons ici en silence, car je pense déjà connaître suffisamment la tactique de nos ennemis. Ils s’en remettent au hasard plus qu’ils n’obéissent à la raison. »
Pendant qu’ils attendaient ainsi sous les noyers, le moine continuait la poursuite, cognant tous ceux qu’il rencontrait, sans avoir pitié de qui que ce fût, jusqu’au moment où il rattrapa un cavalier qui portait en croupe un des pauvres pèlerins. Alors, comme il voulait abattre l’autre, le pèlerin s’écria :
« Ah ! Monsieur le Prieur, mon ami, Monsieur le Prieur, sauvez-moi, je vous en prie ! »
En entendant ces mots, les ennemis se retournèrent et, voyant que le moine était seul à faire tout ce raffut, ils le chargèrent de coups, comme on charge un âne de bois. Mais il ne sentait rien du tout, surtout quand ils frappaient sur son froc, tant il avait la peau dure. Ensuite, ils le donnèrent à garder à deux archers et, tournant bride, ils ne virent personne leur faire face et en conclurent que Gargantua s’était enfui avec sa troupe. Ils galopèrent donc vers les Noyrettes aussi rapidement qu’ils purent pour les rattraper et laissèrent sur place le moine, seul avec deux archers pour le garder.
Gargantua entendit le bruit et les hennissements des chevaux et dit à ses gens :
« Compagnons, j’entends le train de nos ennemis et j’aperçois déjà quelques-uns d’entre eux qui viennent sur nous en masse. Regroupons-nous ici et avançons en bon ordre. Ainsi nous pourrons les recevoir à leurs dépens et tout à notre honneur. »
▲
CHAPITRE XLIV
Comment le moine se débarrassa de ses gardes
et comment la patrouille de Picrochole fut défaite.
Le moine, en les voyant s’éloigner ainsi, en désordre, présuma qu’ils allaient fondre sur Gargantua et ses gens et se contrastait grandement de ne pouvoir les secourir. Alors il avisa l’attitude de ses deux archers de garde, qui auraient volontiers couru derrière la troupe pour faire quelque butin; ils regardaient sans cesse vers la vallée où descendaient les autres. Frère Jean se mettait à raisonner en se disant :
« Ces gens-ci sont bien peu expérimentés en matière d’armes, car ils ne m’ont pas une fois demandé ma parole et ne m’ont pas ôté mon braquemart. »
Aussitôt, il tira le braquemart en question et en frappa l’archer qui le gardait à droite, lui coupant complètement les veines jugulaires et les artères carotides, avec la luette, jusqu’aux amygdales et, en retirant son arme, il lui fendit la moelle épinière entre la deuxième et la troisième vertèbre : l’archer tomba là, raide mort. Et le moine, tournant son cheval à gauche, fonça sur l’autre qui, voyant son compagnon mort et le moine en posture favorable contre lui, criait d’une forte voix :
« Ah ! Monsieur le Prieur, je me rends ! Monsieur le Prieur, mon bon ami, Monsieur le Prieur ! »
Le moine criait sur le même ton :
« Monsieur le Postérieur, mon ami, Monsieur le Postérieur, il va vous en cuire sur votre postérieur !
– Ah ! disait l’archer, Monsieur le Prieur, mon mignon, Monsieur le Prieur, que Dieu vous fasse abbé !
– Par l’habit que je porte, dit le moine, je vais vous faire cardinal ici même : vous rançonnez les gens de religion ? Vous aurez un chapeau rouge sur-le-champ, et de ma main. »
Et l’archer criait :
« Monsieur le Prieur, Monsieur le Prieur, Monsieur l’Abbé futur, Monsieur le Cardinal, Monsieur le Tout ! Ah ! ah ! Eh ! non, Monsieur le Prieur, mon bon petit seigneur le Prieur, je me rends à vous !
– Et moi, dit le moine, je te rends à tous les diables ! »
Alors, d’un seul coup, il lui trancha la tête en lui ouvrant le crâne au-dessus du temporal, en enlevant les deux pariétaux et la suture sagittale avec une grande partie du frontal. Ce faisant, il lui trancha les deux méninges et les deux ventricules latéraux du cerveau. L’autre resta le crâne pendant sur les épaules, retenu par-derrière par la peau du péricrâne à la façon d’un bonnet de docteur, noir au-dehors, rouge au-dedans. Ainsi, il tomba à terre, raide mort.
Cela fait, le moine donne des éperons à son cheval et se lance sur la trace des ennemis qui avaient rencontré Gargantua et ses compagnons en terrain découvert. Leurs effectifs avaient tellement diminué à cause de l’énorme massacre qu’avaient fait Gargantua avec son grand arbre, Gymnaste, Ponocrates, Eudémon et les autres, qu’ils commençaient à se retirer précipitamment, tout effrayés, le sens et l’esprit troublés comme s’ils avaient eu sous les yeux la réelle et tangible apparence de la mort.
Et, comme vous voyez un âne, quand il a au cul un de ces taons que lâche Junon ou une mouche qui le pique, courir çà et là, en tous sens, jetant sa charge à terre, rompant son frein et ses rênes, sans prendre le moins du monde ni respiration ni repos, sans que l’on sache ce qui le prend, puisque l’on ne voit rien qui le touche, de la même façon, ces gens fuyaient, ayant perdu le sens, sans que l’on sût la cause de leur fuite. Seule les poursuit une terreur panique, terreur qu’ils avaient conçue en leurs âmes.
Le moine, voyant que leur seule préoccupation était d’assurer leur fuite, descend de cheval et monte sur une grosse roche en surplomb du chemin; avec son grand braquemart, il frappait sur ces fuyards à tour de bras, sans se ménager, sans épargner sa peine. Il en tua tant, en jeta tant à terre qu’il brisa son braquemart en deux. Alors il se dit en lui-même que c’était assez massacré et tué, que le reste devait en réchapper pour en porter la nouvelle.
En conséquence, il empoigna la hache de l’un de ceux qui gisaient là, morts, et retourna sur son rocher, prenant du bon temps à voir les ennemis culbuter dans leur fuite parmi les cadavres; cependant, à tous, il faisait déposer piques, épées, lances et arquebuses. Quant à ceux qui portaient les pèlerins ligotés, il leur faisait mettre pied à terre et donnait leurs chevaux aux pèlerins en question qu’il gardait près de lui, le long de la haie, avec Toucquedillon qu’il retint prisonnier.
▲
CHAPITRE XLV
Comment le moine ramena les pèlerins
et les bonnes paroles que leur dit Grandgousier.
Cette escarmouche terminée, Gargantua se retira avec ses gens à l’exception du moine, et, au point du jour, ils se rendirent auprès de Grandgousier qui, dans son lit, priait Dieu pour leur salut et leur victoire; en les voyant tous sains et saufs, il les embrassa de bon coeur et leur demanda des nouvelles du moine. Mais Gargantua lui répondit que les ennemis avaient sûrement le moine.
« Ils n’auront donc pas de chance ! » dit Grandgousier.
Ce qui s’était effectivement vérifié. C’est pourquoi le proverbe donner le moine à quelqu’un est encore en usage.
Alors il ordonna que l’on préparât un très bon déjeuner pour les réconforter. Quand tout fut prêt, on appela Gargantua. Mais il avait tant de peine de ne point voir le moine de retour, qu’il ne voulait ni boire ni manger.
Mais subitement le moine arrive et, depuis la porte de la cour basse, il s’écria :
« Du vin frais, du vin frais, Gymnaste, mon ami ! »
Gymnaste sortit et vit que c’était Frère Jean qui amenait cinq pèlerins et Toucquedillon prisonnier. Alors Gargantua sortit à sa rencontre, ils lui firent le meilleur accueil qu’ils pouvaient et le conduisirent devant Grandgousier, qui l’interrogea sur toute son aventure. Le moine lui raconta tout : comment on l’avait pris et comment il s’était débarrassé des archers, comment il avait fait une boucherie sur le chemin et comment il avait récupéré les pèlerins et ramené le capitaine Toucquedillon. Puis ils se mirent à banqueter joyeusement, tous ensemble.
Cependant, Grandgousier demandait aux pèlerins de quel pays ils étaient, d’où ils venaient et où ils allaient.
Lasdaller répondit pour tous :
« Seigneur, je suis de Saint-Genou en Berry; celui-ci est de Palluau; celui-ci d’Onzay; celui-ci d’Argy et celui-ci de Villebemin. Nous venons de Saint-Sébastien, près de Nantes, et nous rentrons par petites étapes.
– Bon, dit Grandgousier, mais qu’alliez-vous faire à Saint-Sébastien ?
– Nous allions, dit Lasdaller, lui offrir nos invocations contre la peste.
– Oh ! dit Grandgousier, pauvres gens, estimez-vous que la peste vienne de Saint-Sébastien ?
– Oui, assurément, répondit Lasdaller, nos prédicateurs nous l’affirment.
– Oui ? dit Grandgousier. Les faux prophètes vous annoncent-ils de telles bourdes ? Blasphèment-ils les justes et les saints de Dieu en des termes qui les assimilent aux diables, qui ne font que du mal parmi les hommes ? Ils rappellent
Homère qui écrit que la peste fut répandue dans l’armée des Grecs par Apollon, et les poètes qui imaginent une multitude de Lucifers et de dieux malfaisants. Ainsi, à Cinais, un cafard prêchait que saint Antoine donnait l’inflammation aux jambes, que saint Eutrope était responsable des hydropiques, saint Gildas des fous, saint Genou des goutteux. Mais je le punis si exemplairement, bien qu’il me traitât d’hérétique, que, depuis ce temps-là, aucun cafard n’a osé pénétrer sur mes terres; je suis sidéré s’il est vrai que votre roi les laisse prononcer dans son royaume des prédications aussi scandaleuses, car ils sont plus répréhensibles que ceux qui par l’art de la magie ou d’autres artifices auraient répandu la peste dans le pays. La peste ne tue que le corps, mais de tels imposteurs empoisonnent les âmes. »
Comme il disait ces mots, le moine entra, d’un air décidé, et il leur demanda :
« D’où êtes-vous, vous autres, pauvres hères ?
– De Saint-Genou, dirent-ils.
– Et comment se porte l’abbé Tranchelion, ce bon buveur ? dit le moine. Et les moines, quelle chère font-ils ? Cordieu, ils biscottent vos femmes, pendant que vous pérégrinez vers Rome.
– Heu ! heu ! dit Lasdaller, je n’ai pas peur pour la mienne, car qui la verra de jour n’ira pas se rompre le cou pour la visiter de nuit !
– Voilà, dit le moine, un drôle d’atout ! Elle peut bien être aussi laide que Proserpine, pardieu, elle aura la secousse du moment qu’il y a des moines aux alentours, car un bon ouvrier met indifféremment toutes pièces en oeuvre. Que j’attrape la vérole si vous ne les trouvez pas engrossées à votre retour, car la seule ombre d’un clocher d’abbaye est fécondante.
– C’est, dit Gargantua, comme l’eau du Nil, en Egypte, si l’on en croit Strabon. Et Pline, au livre VII, chapitre III, pense que cette fécondité est valable pour les céréales, le textile et la génération. »
Grandgousier dit alors :
« Allez-vous-en, pauvres gens, au nom de Dieu le créateur; que celui-ci vous soit un guide perpétuel; désormais, ne vous embarquez pas pour ces voyages ineptes et inutiles. Entretenez vos familles, travaillez chacun selon votre vocation, instruisez vos enfants et vivez comme vous l’enseigne le bon apôtre saint Paul. Ce faisant, vous serez sous la protection de Dieu, des anges et des saints, et il n’y aura peste ni mal qui puisse vous nuire. »
Ensuite Gargantua les emmena se restaurer dans la grand’salle. Mais les pèlerins ne faisaient que soupirer et ils dirent à Gargantua :
« Qu’il est heureux, le pays qui a un tel homme pour seigneur ! Nous sommes plus édifiés et instruits par ces propos qu’il nous a tenus que par tous les sermons qui ont pu être prêchés dans notre ville.
– C’est, répondit Gargantua, ce que dit Platon au livre V de La République : les républiques seront heureuses quand les rois philosopheront, ou quand les philosophes régneront. »
Puis il fit emplir leurs besaces de vivres, leurs bouteilles de vin, leur donna à chacun un cheval pour leur adoucir le reste du chemin, et quelques carolus pour vivre.
▲
CHAPITRE XLVI
Comment Grandgousier traita humainement Toucquedillon prisonnier.
Toucquedillon fut présenté à Grandgousier qui l’interrogea sur les desseins et les menées de Picrochole et lui demanda à quoi tendait cette retentissante agression. À cela, il répondit que son but et sa vocation étaient de conquérir tout le pays, s’il le pouvait, pour prix de l’injustice faite à ses fouaciers.
« C’est trop d’ambition, dit Grandgousier : qui trop embrasse mal étreint. Le temps n’est plus de conquérir ainsi les royaumes en causant du tort à son prochain, à son frère chrétien. Imiter ainsi Hercule, Alexandre, Annibal, Scipion, César et autres conquérants antiques est incompatible avec le fait de professer l’Evangile, qui nous commande de garder, de sauver, de régir et d’administrer nos propres terres et non d’envahir celles des autres avec des intentions belliqueuses; ce que jadis les Sarrasins et les Barbares appelaient des prouesses, nous l’appelons maintenant brigandage et sauvagerie. Picrochole eût mieux fait de rester en ses domaines et de les gouverner en roi, que de venir faire violence aux miens et de les piller en ennemi. Bien gouverner les eût enrichis, me piller les détruira.
« Allez-vous-en, au nom de Dieu, suivez une bonne voie : faites remarquer à votre roi les erreurs que vous décèlerez et ne le conseillez jamais en fonction de votre propre profit, car la perte des biens communs ne va pas sans celle des biens particuliers. Pour ce qui est de votre rançon, je vous en fais don entièrement, et à ma volonté on vous rendra vos armes et votre cheval.
« C’est ainsi qu’il faut agir entre voisins et amis de longue date, vu que ce différend qui nous oppose n’est pas vraiment une guerre : ainsi, Platon, au livre V de La République, ne voulait pas que l’on parlât de guerre mais de troubles internes, quand les Grecs prenaient les armes les uns contre les autres. Si par malheur la chose arrivait, il prescrit d’user d’une totale modération. Même si vous parlez ici de guerre, elle n’est que superficielle. Ce différend n’entre pas dans le plus profond de nos coeurs, car nul d’entre nous n’est blessé en son honneur. Il n’est question, en tout et pour tout, que d’effacer quelque faute commise par nos gens (j’entends les vôtres et les nôtres) et, encore que vous la connussiez, vous eussiez dû la laisser passer, car les acteurs antagonistes étaient plus dignes de mépris que de mémoire, surtout dédommagés comme je le leur avais proposé. Dieu sera le juste arbitre de notre différend et je Le supplie de m’arracher à cette vie et de laisser mes biens dépérir sous mes yeux, plutôt que de Le voir offensé en quoi que ce soit par moi-même ou par les miens. »
Sur ces paroles, il appela le moine et, devant tout le monde, lui demanda :
« Frère Jean, mon bon ami, est-ce vous qui avez pris le capitaine Toucquedillon, ici présent ?
– Sire, dit le moine, il est présent. Il a l’âge de raison; j’aime mieux que vous l’appreniez sur sa parole que de ma bouche. »
Alors Toucquedillon dit :
« Seigneur, la vérité est que c’est lui qui m’a pris et je me rends à lui sans réticence.
– Lui avez-vous assigné une rançon ? demanda Grandgousier au moine.
Non, dit le moine. Je ne me soucie point de cela.
Combien, dit Grandgousier, demanderiez-vous pour sa prise ?
– Rien, rien, dit le moine, ce n’est pas cela qui me fait agir. »
Alors, Grandgousier ordonna qu’en présence de Toucquedillon soixante-deux mille saluts d’or fussent comptés au moine pour cette prise, ce qui fut fait pendant qu’on faisait une collation pour ledit Toucquedillon. Grandgousier lui demanda s’il voulait rester avec lui ou s’il aimait mieux retourner auprès de son roi. Toucquedillon répondit qu’il prendrait le parti qu’il lui conseillerait.
« En ce cas, dit Grandgousier, retournez auprès de votre roi et que Dieu soit avec vous. »
Puis il lui donna une belle épée de Vienne, avec son fourreau d’or décoré de beaux pampres d’orfèvrerie, un collier d’or pesant sept cent deux mille marcs, garni de fines pierreries estimées cent soixante mille ducats, plus, en manière de présent honorifique, dix mille écus. Après cette conversation, Toucquedillon monta sur son cheval; pour sa sécurité, Gargantua lui donna trente hommes d’armes et cent vingt archers conduits par Gymnaste, pour l’accompagner jusqu’aux portes de La Roche-Clermault et parer à toute éventualité.
Quand il fut parti, le moine rendit à Grandgousier les soixante-deux mille saluts qu’il avait reçus, en disant :
« Sire, ce n’est pas en ce moment que vous devez faire de pareils dons. Attendez la fin de cette guerre, car on ne sait quels événements pourraient se produire et une guerre menée sans une bonne réserve d’argent n’a qu’un mince souffle de vigueur. Le nerf des batailles, ce sont les finances.
– Alors, dit Grandgousier, je vous honorerai à la fin, d’une juste récompense, vous et tous ceux qui m’auront bien servi. »
▲
CHAPITRE XLVII
Comment Grandgousier mobilisa ses légions
et comment Toucquedillon tua Hastiveau, puis fut tué sur ordre de Picrochole.
Dans le même temps, ceux de Bessé, du Vieux-Marché, du Bourg Saint-Jacques, du Traîneau, de Parilly, de Rivière, des Roches Saint-Paul, du Vau-Breton, de Pontille, de Bréhémont, du Pont de Clam, de Cravant, de Grandmont, des Bourdes, de Lavillaumer, de Huismes, de Segré, d’Ussé, de Saint-Louand, de Panzoult, des Coudreaux, de Véron, de Coulaine, de Chouzé, de Varennes, de Bourgueil, de L’Ile-Bouchard, du Croulay, de Narcay, de Candes, de Montsoreau et d’autres localités voisines envoyèrent des délégations auprès de Grandgousier pour lui dire qu’ils étaient avertis des torts que lui causait Picrochole et, qu’en vertu de leur ancienne alliance, ils lui offraient tout ce qui était en leur pouvoir, tant en hommes qu’en argent et autres fournitures de guerre.
Le total de leur argent s’élevait, d’après leurs comptes, à cent trente-quatre millions deux écus et demi d’or. Les troupes comptaient quinze mille hommes d’armes, trente-deux mille chevau-légers, quatre-vingt-neuf mille arquebusiers, cent quarante mille mercenaires, onze mille deux cents canons, doubles canons, basilics et spiroles, quarante-sept mille fantassins; le tout avec solde et ravitaillement pour six mois et quatre jours. Gargantua ne refusa ni n’accepta totalement cette offre; mais il leur dit, en les remerciant chaleureusement, qu’il conduirait cette guerre de telle façon qu’il ne serait pas nécessaire de mobiliser autant d’honnêtes gens. Il dépêcha seulement des émissaires pour ramener en bon ordre les légions qu’il entretenait d’ordinaire en ses places de la Devinière, de Chavigny, de Gravot et de Quinquenays, qui comptaient deux mille cinq cents hommes d’armes, soixante-six mille hommes de pied, vingt-six mille arquebusiers, deux cents grosses pièces d’artillerie, vingt-deux mille fantassins et six mille chevau-légers, tous par compagnies, si bien pourvues d’intendants, avec leurs vivandiers, leurs maréchaux, leurs armuriers et les autres personnes indispensables au train de guerre, si bien instruites en l’art militaire, si bien équipées, reconnaissant et suivant si bien leurs enseignes, si promptes à comprendre leurs capitaines et à leur obéir, si vives à la course, si rudes à l’assaut, si prudentes à la progression, qu’elles ressemblaient plus à une harmonie d’orgue ou à un mécanisme d’horlogerie qu’à une armée ou à un corps de troupe. À son arrivée, Toucquedillon se présenta à Picrochole et lui raconta en détail ce qu’il avait fait et vu. À la fin il lui conseillait fortement de conclure un arrangement avec Grandgousier. Il avait trouvé que c’était le plus grand homme de bien du monde, ajoutant qu’il n’y avait ni profit ni raison à malmener ainsi ses voisins dont ils n’avaient jamais retiré que du bien, essentiellement, et que jamais ils ne sortiraient de cette aventure qu’à leur perte et pour leur malheur, car la puissance de Picrochole n’était pas telle que Grandgousier ne les pût aisément massacrer.
Il n’avait pas achevé ces paroles que Hastiveau dit en haussant la voix :
« Il est bien malheureux, le prince que servent de telles gens, si faciles à corrompre. Je comprends que Toucquedillon est de ceux-ci, car je vois que son attitude est tellement changée qu’il se serait volontiers joint à nos ennemis pour lutter contre nous et nous trahir, s’ils avaient voulu le retenir. Mais de même que la vertu est louée et estimée de tous, tant amis qu’ennemis, de même la perfidie est vite reconnue et manifeste; et à supposer que les ennemis en usent à leur profit, ils ont toujours en horreur les perfides et les traîtres. »
À ces mots, Toucquedillon hors de lui tira son épée et en transperça Hastiveau un peu au-dessus de la mamelle gauche; il en mourut sur-le-champ. Retirant son arme Toucquedillon dit avec assurance :
« Qu’ainsi périsse qui blâmera de loyaux serviteurs ! »
Picrochole entra subitement en fureur et dit, en voyant l’épée et son fourreau ainsi diaprés :
« T’avait-on donné cette arme pour en ma présence tuer diaboliquement mon si bon ami Hastiveau ? »
Alors, il ordonna à ses archers de le mettre en pièces, ce qui fut fait dans l’instant, avec une telle sauvagerie que la salle en était toute pavée de sang. Ensuite il fit inhumer dignement le corps de Hastiveau et jeter celui de Toucquedillon dans la vallée, par-dessus les murailles.
La nouvelle de ces atrocités se répandit dans toute l’armée et plusieurs commencèrent à murmurer contre Picrochole, si bien que Grippenault lui dit :
« Seigneur, je ne sais comment se terminera cette affaire. Le moral de vos gens me semble mal assuré. Ils observent qu’ici nous sommes mal approvisionnés en vivres et déjà fortement diminués en nombre à la suite de deux ou trois sorties. De plus quantité de gens viennent prêter main-forte à vos ennemis. Si jamais nous sommes assiégés, je ne vois pas comment ce ne pourrait être pour nous notre perte totale.
– Merde ! merde ! dit Picrochole, vous êtes comme les anguilles de Melun : vous criez avant qu’on vous écorche. Laissez-les seulement arriver. »
▲
CHAPITRE XLVIII
Comment Gargantua donna l’assaut à Picrochole dans
La Roche-Clermault et défit l’armée dudit Picrochole.
Gargantua eut la charge totale de l’armée. Son père resta dans son château fort et les encouragea par de bonnes paroles en promettant de grands dons à ceux qui accompliraient quelque prouesse. Ensuite, ils gagnèrent le gué de Vède qu’ils franchirent d’une traite grâce à des bateaux et à des ponts sommairement établis. Considérant alors la position de la ville qui, étant sise sur une hauteur, lui donnait l’avantage, Gargantua décida d’attendre la nuit pour voir ce qu’il convenait de faire. Mais Gymnaste lui dit :
« La nature et le tempérament des Français sont tels qu’ils n’ont de valeur qu’au premier assaut. Ils sont alors pires que diables; mais s’ils temporisent, ils valent moins que des femmes. Je suis d’avis que vous fassiez donner l’assaut dans l’heure, quand vos gens auront pris le temps de souffler et de se refaire quelque peu. »
L’idée fut trouvée bonne. Il déploie alors toute son armée en pleine campagne, en plaçant les réserves du côté de la hauteur. Le moine prit avec lui six compagnies de gens de pied et deux cents hommes d’armes, et traversa les marais en grande diligence; il arriva au-dessus du Puy, jusqu’à la grand’route de Loudun.
Pendant ce temps, l’assaut se poursuivait. Les gens de Picrochole ne savaient pas s’il valait mieux sortir pour les recevoir ou bien garder la ville, sans bouger, mais Picrochole sortit comme un enragé avec une bande d’hommes d’armes de sa maison et fut alors accueilli et fêté à grands coups de canon qui tombaient comme grêle sur le flanc des coteaux, ce qui amena les Gargantuistes à se retirer dans la vallée pour laisser le champ libre à l’artillerie.
Ceux de la ville répliquaient du mieux qu’ils pouvaient, mais les tirs passaient trop haut, sans atteindre personne. Quelques membres de la bande, ayant échappé à l’artillerie, se ruèrent rudement sur nos gens, mais peu purent persévérer car ils furent tous pris entre les lignes, où ils furent jetés bas. Comprenant la situation, ils voulaient battre en retraite; mais pendant ce temps, le moine avait occupé le passage, aussi prirent-ils la fuite sans ordre ni discipline. Certains voulaient les poursuivre, mais le moine les retint, de peur qu’en poursuivant les fuyards ils ne rompissent leurs rangs et que ceux de la ville n’en profitassent pour les charger à ce moment-là. Puis, il attendit un peu et, comme nul ne se présentait en face de lui, il envoya le duc Phrontiste pour inciter Gargantua à progresser pour occuper le coteau sur la gauche et empêcher Picrochole de battre en retraite de ce côté. Ce que Gargantua fit promptement en envoyant quatre légions de la compagnie de Sébaste. Mais ils n’avaient pas atteint le sommet, qu’ils se trouvaient nez à nez avec Picrochole et ceux qui s’étaient dispersés avec lui. Alors ils les chargèrent vivement, mais toutefois avec de grandes pertes dues aux traits et à l’artillerie de ceux qui étaient sur les remparts. Ce que voyant, Gargantua alla leur porter un puissant renfort, et son artillerie commença à mitrailler cette partie des remparts, si bien que toutes les forces de la ville furent rappelées à cet endroit.
Le moine, voyant dépourvu de troupes et de gardes ce côté-là, qui était celui qu’il assiégeait, se porta bravement vers les murailles et fit si bien qu’il les escalada avec un certain nombre de ses hommes, pensant que ceux qui arrivent au combat à l’improviste causent plus de crainte et de frayeur que ceux qui luttent alors de front. Toutefois, il ne fit aucun bruit jusqu’à ce que les siens eussent gagné la muraille dans leur totalité, à part deux cents hommes d’armes qu’il laissa à l’extérieur pour parer à toute éventualité. Puis il poussa un cri terrible, et les siens en même temps que lui, et, sans rencontrer de résistance, ils tuèrent les gardes de cette porte-là qu’ils ouvrirent aux hommes d’armes et ils coururent farouchement vers la porte orientale où régnait la confusion. Ils renversèrent par-derrière tout ce qui était en état de combattre. Voyant qu’ils étaient assiégés de tous côtés et que les Gargantuistes avaient pris la ville, ils se rendirent à la merci du moine. Il leur fit déposer leurs armes et leurs équipements et les fit tous arrêter et enfermer dans les églises, confisquant tous les bâtons des croix et plaçant des gens aux portes pour les empêcher de sortir. Puis, ouvrant la porte du côté est, il sortit au secours de Gargantua.
Mais Picrochole, pensant que du secours lui arrivait de la ville, eut la témérité de prendre plus de risques qu’auparavant, jusqu’au moment où Gargantua s’écria :
« Frère Jean, mon ami, Frère Jean; à la bonne heure, soyez le bienvenu ! »
Alors, comprenant que la situation était désespérée, Picrochole et ses gens prirent la fuite dans tous les sens. Gargantua les poursuivit jusque du côté de Vaugaudry, en tuant et en massacrant, puis il sonna la retraite.
sp;
▲
CHAPITRE XLIX
Comment Picrochole dans sa fuite fut pris par malchance
et ce que fit Gargantua après la bataille.
Picrochole en tel désespoir s’enfuit vers L’Ile-Bouchard et, au chemin de Rivière, son cheval broncha et tomba à terre; il en fut tellement exaspéré que, dans sa rage, il le tua avec son épée. Puis, ne trouvant personne qui lui fournît une nouvelle monture, il voulut prendre un âne au moulin qui se trouvait près de là; mais les meuniers le rouèrent de coups et le détroussèrent de ses vêtements, lui donnant pour se couvrir une méchante souquenille.
Ainsi s’en alla notre pauvre colérique. Traversant ensuite la rivière à Port-Huault et racontant ses infortunes, il rencontra une vieille sorcière qui lui prédit que son royaume lui serait rendu à la venue des coquecigrues. Depuis, on ne sait ce qu’il est devenu. Toutefois l’on m’a dit qu’il est à présent pauvre gagne-petit à Lyon, colérique comme auparavant. Il s’inquiète toujours auprès de tous les étrangers de l’arrivée des coquecigrues, avec le ferme espoir que, selon la prophétie de la vieille, il recouvrera son royaume à leur venue.
Après la retraite, Gargantua commença par recenser les gens et constata qu’il y en avait peu qui étaient morts dans la bataille : il s’agissait de quelques gens de pied de la compagnie du capitaine Tolmère et de Ponocrates qui avait reçu un coup d’arquebuse dans le pourpoint. Puis il les fit se restaurer, compagnie par compagnie, et commanda aux trésoriers que ce repas soit remboursé et réglé, et que l’on ne commît nul excès à travers la ville, vu qu’elle était sienne; après leur repas, ils se rassembleraient sur la place, devant le château, et là, ils seraient payés pour six mois. Ce qui fut fait. Puis il réunit devant lui, sur cette place, tous les gens de Picrochole qui restaient et, en présence de ses princes et de ses capitaines, il s’adressa à eux en ces termes :
▲
CHAPITRE L
La harangue que fit Gargantua aux vaincus.
Du plus loin que l’on se souvienne, nos pères, nos aïeux et nos ancêtres ont préféré, tant par bon sens que par un penchant naturel, perpétuer le souvenir de leurs triomphes et de leurs victoires dans les batailles qu’ils ont livrées en érigeant leurs trophées et leurs monuments dans les coeurs des vaincus, en les graciant, plutôt qu’en faisant oeuvre d’architecture sur les terres conquises. Car ils attachaient plus de prix à la vivante reconnaissance des hommes gagnée par la générosité, qu’aux inscriptions muettes des arcs, des colonnes et des pyramides, exposées aux intempéries et à la malveillance du premier venu.
Vous pouvez vous souvenir de la mansuétude dont ils firent preuve envers les Bretons le jour de la bataille de Saint Aubin-du-Cormier et lors du démantèlement de Parthenay. On vous a fait savoir, et ce savoir provoque votre étonnement, le bon traitement qu’ils réservèrent aux barbares d’Hispaniola qui avaient pillé, dépeuplé et saccagé les régions maritimes des Sables d’Olonne et du Talmondais.
Tout le ciel que vous voyez a été rempli des louanges et des actions de grâce que vous-mêmes et vos pères adressâtes après qu’Alpharbal, roi de Canarre, non content de sa bonne fortune, fit la folie d’envahir le pays d’Aunis, se livrant à la piraterie dans toutes les îles armoricaines et les contrées voisines. Dans un loyal combat naval, il fut vaincu et capturé par mon père (que Dieu le garde et le protège !). Mais voilà ! Alors que les autres rois et empereurs, même parmi ceux qui se font appeler catholiques, l’eussent misérablement traité, emprisonné sans pitié et lourdement rançonné, il le traita courtoisement, lui fit l’amitié de le loger chez lui, dans son palais, et, avec une incroyable débonnaireté, le renvoya en toute liberté, chargé de dons, chargé de faveurs, chargé de tous les témoignages de l’amitié. Qu’en résulta-t-il ? Revenu dans ses terres, Alpharbal réunit tous les princes et les états de son royaume, leur exposa les sentiments humanitaires qu’il avait découverts chez nous et les pria de délibérer à ce propos, afin que le monde trouvât en eux un exemple de magnanimité aimable, de la même façon qu’il avait déjà trouvé en nous un exemple d’amabilité magnanime. Ils décrétèrent alors d’un commun accord que leurs terres, leurs domaines et leurs royaumes seraient remis à notre entière disposition. Alpharbal en personne revint aussitôt avec neuf mille trente-huit grands navires marchands transportant les trésors non seulement de sa maison et de la famille royale, mais de presque tout le pays. Car, alors qu’il s’embarquait pour faire voile ouest-nord-est, tous en foule jetaient dans le navire or, argent, bagues, joyaux, épices, baumes aromatiques et parfums, perroquets, pélicans, guenons, civettes, genettes, porcs-épics. Il n’y avait fils de bonne famille qui n’y jetât ce qu’il avait de plus rare. Quand il fut arrivé à destination, il voulait baiser les pieds de mon père; la chose fut jugée déshonorante et ne fut pas tolérée, mais il fut embrassé chaleureusement. Il offrit ses présents qu’on n’accepta pas car ils étaient excessifs. Il se livra comme esclave et serf de plein gré, avec toute sa descendance. On n’y consentit pas car cela apparut comme une injustice. Il céda, sur décision de ses états, ses terres et son royaume, offrant l’acte de transaction et de passation, signé, scellé et ratifié par tous ceux qui avaient autorité pour le faire. On opposa un refus absolu et les contrats furent jetés au feu. Le résultat, ce fut que mon père, apitoyé, se mit à se lamenter et à pleurer abondamment en se rendant compte de la bonne volonté et de l’humilité des Canarriens; il minimisait par d’exquises paroles et des propos pleins de courtoisie l’attitude magnanime qu’il avait eue, disant qu’il ne leur avait rien fait qui valût un bouton et que, s’il leur avait témoigné un peu de générosité, c’est qu’il se devait de le faire. Mais Alpharbal n’en magnifiait que davantage sa conduite. Qu’en advint-il ? Alors que pour sa rançon, acceptée en dernier recours, nous eussions pu tyranniquement exiger vingt fois cent mille écus et garder comme otages les aînés de ses enfants, ils se sont constitués perpétuels tributaires et se sont obligés à nous verser chaque année deux millions d’or pur à vingt-quatre carats. La première année ils nous furent payés ici même. La deuxième, ils versèrent de leur propre chef deux millions trois cent mille écus, la troisième, deux millions six cent mille, la quatrième trois millions et ils augmentent toujours de la sorte, de leur plein gré, si bien que nous serons contraints de leur intimer de ne plus rien nous donner. C’est la nature même de la générosité : le temps qui ronge et amoindrit toutes choses augmente et accroît les bienfaits, car une bonne action, accomplie libéralement au profit d’un homme de bon sens, fructifie continuellement grâce à la noblesse de la pensée et de sa gratitude.
Ne voulant donc aucunement dégénérer de la bénignité héritée de mes parents, à présent je vous pardonne et vous délivre je vous laisse aller francs et libres comme avant. De plus, en franchissant les portes, chacun d’entre vous sera payé pour trois mois, afin que vous puissiez rentrer dans vos foyers, au sein de vos familles. Six cents hommes d’armes et huit mille fantassins vous conduiront en sûreté, sous le commandement de mon écuyer Alexandre, pour éviter que vous ne soyez malmenés par les paysans. Que Dieu soit avec vous !
Je regrette de tout mon coeur que Picrochole ne soit pas ici, car je lui aurais fait comprendre que cette guerre avait lieu en dépit de ma volonté et que je ne souhaitais pas accroître mes biens ou ma renommée. Mais puisqu’il a disparu et qu’on ne sait où ni comment il s’est évanoui, je tiens à ce que son royaume revienne intégralement à son fils; comme celui-ci est d’un âge trop tendre (il n’a pas encore cinq ans révolus), il sera dirigé et formé par les anciens princes et les gens de science du royaume. Et, puisqu’un royaume ainsi décapité serait facilement conduit à la ruine si l’on ne réfrénait la convoitise et la cupidité de ses administrateurs, j’ordonne et veux que Ponocrates soit intendant de tous les gouverneurs, qu’il ait l’autorité nécessaire pour cela et qu’il veille sur l’enfant tant qu’il ne le jugera pas capable de gouverner et de régner par lui-même.
Je considère que ce penchant trop veule et mou qu’est la faiblesse de pardonner aux méchantes gens, leur offre l’occasion de plus facilement commettre de nouveaux méfaits, à cause de cette néfaste assurance de l’impunité.
Je considère que Moïse, l’homme le plus doux qui fut sur terre en son temps, punissait sévèrement ceux qui se mutinaient et entraient en sédition au sein du peuple d’Israël.
Je considère Jules César, empereur si débonnaire que, au dire de Cicéron, avoir le pouvoir de toujours sauver tout un chacun et de lui pardonner était à ses yeux le degré souverain de la réussite, et qu’avoir la volonté de le faire était son plus grand mérite; malgré tout, dans certains cas, malgré ces maximes, il punit impitoyablement les fauteurs de rébellion.
À ces exemples, je veux qu’avant de partir vous me livriez : premièrement ce beau Marquet qui a été la source et la cause initiale de cette guerre par la faute de son outrecuidance; deuxièmement ses compagnons fouaciers qui ont négligé de calmer sa tête folle au moment voulu, et enfin tous les conseillers, les capitaines, les officiers et les familiers de Picrochole qui l’auraient encouragé ou glorifié, ou lui auraient conseillé de sortir de ses frontières pour nous tourmenter ainsi.
▲
CHAPITRE LI
Comment les Gargantuistes vainqueurs furent récompensés après la bataille.
La harangue de Gargantua terminée, on livra les séditieux qu’il avait réclamés, à l’exception de Spadassin, de Menuail et de Menuail qui s’étaient enfuis six heures avant la bataille, l’un jusqu’au col d’Agnello d’une traite, un autre jusqu’au Val de Vire et le dernier jusqu’à Logrono, sans regarder derrière lui ni reprendre haleine en chemin, à l’exception également de deux fouaciers qui moururent dans la journée. Gargantua ne leur fit pas d’autre mal que de les préposer à serrer les presses de son imprimerie récemment fondée.
Quant à ceux qui étaient morts sur place, il les fit inhumer honorablement dans la vallée des Noyrettes et au champ de Brûlevieille. Il fit panser et soigner les blessés dans son grand hôpital. Ensuite, il s’inquiéta des torts causés à la ville et aux habitants, il les fit rembourser de tous leurs dommages sur la foi de leurs dires et de leur parole et il fit bâtir un puissant château qu’il pourvut de troupes et de sentinelles pour avoir à l’avenir une meilleure défense contre les troubles imprévus.
En partant, il remercia chaleureusement tous les soldats de ses légions qui avaient contribué à la victoire et il les renvoya prendre leurs quartiers d’hiver dans leurs postes et leurs garnisons, à part quelques légionnaires d’élite qu’il avait vus accomplir certaines prouesses le jour de la bataille, ainsi que les capitaines des compagnies qu’il emmena avec lui auprès de Grandgousier.
En les voyant arriver, le bonhomme fut si joyeux qu’il serait impossible de le décrire. Il leur fit alors préparer le festin le plus magnifique, le plus copieux et le plus délicieux que l’on ait vu depuis le temps du roi Assuérus. En sortant de table il distribua entre tous la garniture complète de son buffet; elle pesait un million huit cent mille quatorze besants d’or en grands vases à l’antique, grands pots, grands bassins, grandes tasses, coupes, pichets, candélabres, jattes, nefs, jardinières, drageoirs et autre vaisselle de même type, toute en or massif, sans parler des pierreries, émaux et ciselures qui de l’avis de tous avaient plus de prix que la matière des objets. De plus, il fit compter à chacun un million deux cent mille écus sonnants et trébuchants, pris à ses coffres; de surcroît, il donna à chacun d’eux, à titre perpétuel (sauf s’ils mouraient sans héritiers), des châteaux et des terres du voisinage selon leur convenance : à Ponocrates il donna la Roche-Clermault, à Gymnaste Le Coudray, à Eudémon Montpensier, Le Riveau à Tolmère, à Ithybole Montsoreau, à Acamas Candes, Varennes à Chironacte, Gravot à Sébaste, Quinquenays à Alexandre, Ligré à Sophrone et fit de même pour ses autres possessions.
▲
CHAPITRE LII
Comment Gargantua fit bâtir pour le moine l’abbaye de Thélème.
Il ne restait plus qu’à doter le moine : Gargantua voulait le faire abbé de Seuilly, mais il refusa. Il voulut lui donner l’abbaye de Bourgueil ou celle de Saint-Florent, celle qui lui conviendrait le mieux ou toutes les deux s’il lui plaisait. Mais le moine lui répondit catégoriquement qu’il ne voulait ni se charger de moines, ni en gouverner :
« Comment, disait-il, pourrais-je gouverner autrui, alors que je ne saurais me gouverner moi-même ? S’il vous semble que je vous aie rendu et que je puisse à l’avenir vous rendre quelque service qui vous agrée, permettez-moi de fonder une abbaye à mon idée. »
La requête agréa à Gargantua, qui offrit tout son pays de Thélème, le long de la Loire, à deux lieues de la grande forêt de Port-Huault. Il pria Gargantua d’instituer son ordre au rebours de tous les autres.
« Alors, dit Gargantua, pour commencer, il ne faudra pas construire de murailles alentour, car toutes les autres abbayes sont sauvagement murées.
– C’est vrai, dit le moine, et cela ne reste pas sans effet : là où il y a des murs devant aussi bien que derrière, il y a force murmures, envies et conspirations réciproques. »
Bien plus, vu qu’il est d’usage, en certains couvents de ce monde, que, si quelque femme y pénètre (j’entends une de ces femmes prudes et pudiques), on nettoie l’endroit par où elle est passée, il fut ordonné que s’il y entrait par hasard un religieux ou une religieuse, on nettoierait soigneusement tous les endroits par où ils seraient passés. Et parce que dans les couvents de ce monde tout est mesuré, limité et réglé par les heures canoniques, on décréta qu’il n’y aurait là ni horloge ni cadran, mais que toutes les occupations seraient distribuées au gré des occasions et des circonstances. Gargantua disait que la plus sûre perte de temps qu’il connût c’était de compter les heures (qu’en retire-t-on de bon ?) et que la plus grande sottise du monde c’était de se gouverner au son d’une cloche et non selon les règles du bon sens et de l’intelligence.
En outre, parce qu’en ce temps-là on ne faisait entrer en religion que celles des femmes qui étaient borgnes, boiteuses, bossues, laides, souffreteuses, folles, insensées, maléficiées et tarées, et que les hommes catarrheux, mal nés, niais, fardeaux de maison…
« À propos, dit le moine, une femme ni belle ni bonne, à quoi sert-elle ?
– À mettre en religion, dit Gargantua.
– C’est vrai, dit le moine, et à faire des chemises de toile. »
… on ordonna que ne seraient reçus en ce lieu que femmes belles, bien formées et de bonne nature, et hommes beaux, bien formés et de bonne nature.
En outre, parce que dans les couvents de femmes, les hommes n’entraient qu’à la dérobée, clandestinement, on décréta qu’il n’y aurait pas de femmes si les hommes n’y étaient, ni d’hommes si les femmes n’y étaient.
En outre, parce que les hommes aussi bien que les femmes, une fois reçus en religion, étaient, après l’année probatoire, forcés et contraints d’y demeurer continûment leur vie durant, il fut établi que les hommes aussi bien que les femmes admis en ces lieux sortiraient quand bon leur semblerait, entièrement libres.
En outre, parce que d’habitude les religieux faisaient trois voeux, à savoir de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, on institua cette règle que, là, on pourrait en tout bien tout honneur être marié, que tout le monde pourrait être riche et vivre en liberté.
Quant à l’âge légal, on recevait les femmes de dix à quinze ans et les hommes de douze à dix-huit.
▲
CHAPITRE LIII
Comment fut bâtie et dotée l’abbaye des Thélémites.
Pour la construction et l’aménagement de l’abbaye, Gargantua fit verser comptant deux millions sept cent mille huit cent trente et un Moutons-à-la-grande-laine et, pour chaque année, jusqu’à ce que tout soit achevé, il assigna, pris sur la recette de la Dive, un million six cent soixante-neuf mille Ecus-au-soleil et autant à l’étoile Poussinière. Pour sa fondation et son entretien il fit don, à titre perpétuel, de deux millions trois cent soixante-neuf mille cinq cent quatorze Nobles-à-la-rose de rente foncière, garantis, amortis et payables chaque année à la porte de l’abbaye, et il leur délivra les actes y afférant.
On la bâtit en hexagone pour les structures, de telle sorte qu’à chaque angle s’élevait une grosse tour ronde mesurant soixante pas de diamètre; elles étaient toutes semblables par leur taille et leur configuration. La Loire coulait au nord et sur sa rive se dressait une des tours, baptisée Arctique; la suivante, regardant vers l’est, était appelée Bel-Air; l’autre, en continuant, Orientale; l’autre après, Antarctique; l’autre ensuite, Occidentale et la dernière, Glaciale. Il y avait entre les tours un espace de trois cent douze pas. Tout l’édifice comportait six étages en comptant les caves sous terre; le second était voûté en anse de panier et tout le reste était plaqué de gypse des Flandres, sculpté en culs-de-lampe; le toit, couvert d’ardoise fine, se terminait par un faîtage de plomb représentant de petits personnages et animaux, bien assortis et dorés. Les gouttières saillaient du mur entre les croisées, peintes en diagonale d’or et d’azur, jusqu’à terre où elles aboutissaient à de grands chéneaux qui tous conduisaient à la rivière, en contrebas du logis.
Celui-ci était cent fois plus magnifique que Bonnivet, Chambord ou Chantilly, car il comptait neuf mille trois cent trente-deux appartements, chacun comportant arrière-chambre, cabinet, garde-robe, oratoire et vestibule donnant sur une grande salle. Entre deux tours, au milieu du corps de logis, se trouvait un escalier à vis interrompue dont les marches partie en porphyre, partie en pierre de Numidie, partie en serpentine étaient longues de vingt-deux pieds; leur épaisseur était de trois doigts, et on comptait douze marches entre deux paliers. À chaque palier, il y avait deux belles arcades à l’antique par lesquelles entrait la lumière et qui donnaient accès à une loggia à claire-voie, de la même largeur que la vis. Celle-ci montait jusqu’au-dessus du toit et là, se terminait par un pavillon. Par cette vis on accédait, de chaque côté, à une grande salle, et des salles aux appartements.
Depuis la tour Arctique jusqu’à la tour Glaciale régnaient les grandes bibliothèques de grec, latin, hébreu, français, italien et espagnol, réparties sur les différents étages, selon les langues.
Il y avait au centre une merveilleuse vis où l’on entrait depuis l’extérieur du logis par un arceau large de six toises. Ses dimensions avaient été harmonieusement calculées de façon à permettre à six hommes d’armes, la lance à la cuisse, de monter ensemble, de front, jusqu’au haut du bâtiment.
Depuis la tour Orientale jusqu’à la tour Antarctique s’ouvraient de belles et grandes galeries, toutes ornées de peintures représentant les prouesses antiques et des descriptions détaillées de la terre. Au milieu, il y avait une montée et une porte semblables à celles que nous avons mentionnées du côté de la rivière. Sur la porte était rédigée, en capitales romaines, l’inscription suivante :
▲
CHAPITRE LIV
L’inscription mise sur la grande porte de Thélème.
Ci n’entrez pas, hypocrites, bigots,
Vieux matagots, souffreteux bien enflés,
Torcols, idiots plus que n’étaient les Goths
Ou les Ostrogoths, précurseurs des magots,
Porteurs de haires, cagots, cafards empantouflés.
Gueux emmitouflés, frappards écorniflés,
Bafoués, enflés, qui allumez les fureurs;
Filez ailleurs vendre vos erreurs.
Ces erreurs de méchants
Empliraient mes champs
De méchanceté
Et par fausseté
Troubleraient mes chants,
Ces erreurs de méchants.
Ci n’entrez pas, juristes mâchefoins,
Clercs, basochiens, qui le peuple mangez,
Juges d’officialité, scribes et pharisiens,
Juges anciens qui les bons paroissiens
Ainsi que des chiens jetez au charnier;
Votre salaire est au gibet.
Allez-y braire; ici on ne fait nul excès
Qui puisse en vos cours susciter un procès.
Pour procès et débats,
Il n’y a guère de lieu d’ébat
Ici où l’on vient s’ébattre
Pour votre soûl débattre,
Puissiez-vous avoir plein cabas
De procès et débats.
Ici n’entrez pas, vous, usuriers avares,
Gloutons, lécheurs, qui toujours amassez,
Grippeminauds, souffleurs de brouillard,
Courbés, camards, qui dans vos coquemars
De mille marcs n’auriez pas assez.
Vous n’êtes pas écoeurés pour ensacher
Et entasser, flemmards à la maigre face;
Que la male mort sur-le-champ vous efface.
Ah ! face inhumaine
De ces gens ! Qu’on les mène
Tondre ailleurs. Céans
Ce serait malséant;
Quittez ce domaine,
Face inhumaine.
Ci n’entrez pas, vous, balourds mâtins,
Ni soirs ni matins, vieux chagrins et jaloux;
Vous non plus, rebelles, mutins,
Ectoplasmes, lutins, de Danger comtes palatins,
Grecs ou latins, plus à craindre que loups;
Ni vous, galeux, vérolés jusqu’au cou;
Emmenez vos lupus ronger ailleurs de bon coeur
Croûteux, couverts de déshonneur.
Honneur, louange, bon temps
Sont ici constants
D’un joyeux accord.
Tous sont sains de corps
Aussi leur dis-je vraiment :
Honneur, louange, bon temps.
Ci entrez, et soyez bienvenus,
Bien réussis, vous tous, nobles chevaliers.
C’est ici le lieu où les revenus
Sont bien reçus pour qu’entretenus
Grands et peuple menu, vous soyez par milliers.
Vous serez mes intimes et mes familiers :
Gaillards et délurés, joyeux, plaisants, mignons,
Tous de la classe des gentils compagnons.
Compagnons gentils,
Sereins et subtils,
Sans nulle bassesse,
De délicatesse,
Voici les outils,
Compagnons gentils.
Ci entrez, vous, qui le saint Evangile
Annoncez en sens agile malgré ce qu’on gronde;
Vous aurez céans refuge et bastille;
Contre l’hostile erreur qui tant distille
Son faux style pour en empoisonner le monde :
Entrez, que l’on fonde ici la foi profonde,
Puis que l’on confonde par écrit et par vives paroles
Les ennemis de la sainte Parole.
Que la Parole sainte
Désormais ne soit éteinte
En ce lieu très saint.
Que chacun en soit ceint,
Que chacune porte en son sein
La parole sainte.
Ci entrez, vous, dames de haut parage,
Sans ambages, entrez sous d’heureux présages,
Fleurs de beauté au céleste visage,
Sveltes comme pages, au maintien pudique et sage.
Faire séjour ici est gage d’honneur.
Le grand seigneur qui fut du lieu donateur
Et dispensateur, a pour vous tout ordonné
Et a, pour parer à tout, beaucoup d’or donné.
Or donné par don
Ordonne pardon
À qui le dispense.
Et c’est haute récompense,
Pour tout homme de droit sens
Qu’or donné par don.
▲
CHAPITRE LV
Comment était le manoir des Thélémites.
Au milieu de la cour intérieure, il y avait une magnifique fontaine de bel albâtre. Au-dessus, les trois Grâces, portant des cornes d’abondance, rejetaient l’eau par les mamelles, la bouche, les oreilles, les yeux et autres orifices du corps.
La partie intérieure du logis située au-dessus de cette cour était portée par de gros piliers de calcédoine et de porphyre et de beaux arcs à l’antique, qui délimitaient de belles galeries, longues et vastes, ornées de peintures et de cornes de cerfs, licornes et rhinocéros, de dents d’hippopotames ou d’éléphants, et d’autres intéressantes décorations.
Les appartements des dames allaient de la tour Arctique à la porte Antarctique. Les hommes occupaient le reste. En face des appartements des dames, il y avait pour les distraire, entre les deux premières tours et en dehors, les lices, l’hippodrome, le théâtre et les bains avec les mirifiques piscines à trois niveaux, bien pourvues de tout l’équipement nécessaire et d’eau de myrrhe en abondance.
Le long de la rivière, c’était le beau jardin d’agrément; en son milieu, le beau labyrinthe. Entre les deux autres tours, les jeux de paume et de ballon. Du côté de la tour Glaciale, le verger, planté de toute espèce d’arbres fruitiers, tous disposés en quinconce. Au bout s’étendait le grand parc, foisonnant de toutes sortes de bêtes sauvages.
Entre la troisième paire de tours, se trouvaient les buttes pour tirer à l’arquebuse, à l’arc et à l’arbalète; à l’extérieur de la tour Occidentale, les communs à un seul étage. Au-delà des communs, les écuries; devant eux, la fauconnerie qui était régie par des autoursiers bien experts en l’art et fournie chaque année par les Crétois, les Vénitiens et les Sarmates de toutes sortes d’oiseaux de pure race : aigles, gerfauts, autours, sacres, laniers, faucons, éperviers, émerillons et autres, si bien dressés et domestiqués qu’en partant du château pour voler aux champs, ils prenaient tout ce qu’ils rencontraient. Le chenil était un peu plus loin, en allant vers le parc.
Toutes les salles, les chambres et les cabinets étaient tapissés de façon diverse suivant la saison de l’année. Tout le carrelage était recouvert de drap vert. Les lits étaient faits de broderie. Dans chaque arrière-chambre, il y avait un miroir de cristal, enchâssé d’or fin et garni de perles tout autour, d’une taille telle qu’il pouvait faire voir vraiment toute la personne. Aux portes des appartements des dames, se tenaient les parfumeurs et les coiffeurs. Entre leurs mains passaient les hommes quand ils rendaient visite aux dames, et ils pourvoyaient chaque matin les chambres des dames d’eau de rose, d’eau de fleur d’oranger et d’eau de myrrhe; à chacune ils apportaient la précieuse cassolette, toute fumante de toute sorte de vapeurs aromatiques.
▲
CHAPITRE LVI
Comment étaient vêtus les religieux et les religieuses de Thélème.
Les dames, aux premiers temps de la fondation, s’habillaient selon leur plaisir et leur goût. Depuis, et de leur plein gré, la réforme suivante a été faite : elles portaient des bas d’écarlate ou de cochenille, qui montaient au-dessus du genou de trois doigts exactement, et cette lisière était de belle broderie et de guipure. Les jarretières étaient de la couleur de leurs bracelets et elles prenaient le genou par en dessus et par en dessous. Les souliers, escarpins et pantoufles étaient en velours cramoisi, rouge ou violet, découpés en barbes d’écrevisse.
Par-dessus leur chemise, elles revêtaient la belle basquine d’un beau camelot de soie. Elles passaient sur celle-ci le vertugadin de taffetas blanc, rouge, fauve, gris, etc. Par-dessus, la cotte de taffetas d’argent brodé d’or fin et d’arabesques faites à l’aiguille, ou, selon que bon leur semblait et suivant l’air du temps, de satin, de damas, de velours orangé, fauve, vert, cendré, bleu, jaune clair, rouge, brillant, blanc, de drap d’or, de toile d’argent de canetille, de broderie, suivant les fêtes.
Les robes étaient selon la saison de toile d’or à frisure d’argent, de satin rouge couvert de canetille d’or, de taffetas blanc, bleu, noir, fauve, de serge de soie, de camelot de soie, de velours, de drap d’argent, de toile d’argent, de fil d’or, de velours ou de satin avec fils d’or apparents, dessinant divers motifs.
En été, certains jours, elles portaient au lieu de robes de belles chasubles avec les mêmes décorations ou quelque surtout à la mauresque, de velours violet à frisure d’or sur canetille d’argent, ou à cordelière d’or, garnis aux coutures de petites perles indiennes. Et toujours le beau panache assorti à la couleur des manchons et bien garni de pampilles d’or. En hiver, c’étaient des robes de taffetas dans les couleurs susdites, fourrées de loup cervier, de genette noire, de martre de Calabre, de zibeline et d’autres fourrures précieuses.
Les chapelets, les bagues, les chaînes, les colliers étaient en fines pierreries : escarboucles, rubis, balais, diamants, saphirs, émeraudes, turquoises, grenats, agates, et unions hors de pair.
Le type de coiffure variait avec le temps : en hiver, à la française; au printemps, à l’espagnole; en été, à la toscane, sauf les jours de fête et les dimanches où elles portaient la coiffure française, parce qu’elle est plus décente et sied mieux à la retenue des dames.
Les hommes étaient habillés à leur façon : bas-de-chausses de lainage ou de serge drapée, d’écarlate, de cochenille, blancs ou noirs; hauts-de-chausses de velours des mêmes couleurs ou dans les mêmes tons, brodés et découpés à leur idée; pourpoint de drap d’or, d’argent, de velours, de satin, de damas, de taffetas, toujours dans les mêmes couleurs, découpé, brodé et passementé, à la pointe de l’élégance; aiguillettes de soie dans les mêmes teintes; ferrets en or bien émaillé, sales et chamarres de drap ou de toile d’or, de drap d’argent, de velours rebrodé à plaisir, robes aussi précieuses que celles des dames; ceintures de soie aux couleurs du pourpoint; chacun une belle épée au côté, poignée dorée, fourreau de velours de la couleur des chausses, bout d’or et d’orfèvrerie; le poignard de même; bonnet de velours noir, garni de force boutons et glands d’or; au-dessus, la plume blanche, joliment divisée par des paillettes d’or au bout desquelles pendaient en guise de pampilles de beaux rubis, des émeraudes, etc.
Mais une telle sympathie régnait entre les hommes et les femmes, que chaque jour ils étaient vêtus des mêmes parures et, pour ne pas y manquer, certains gentilshommes étaient préposés pour dire chaque matin aux messieurs quelle livrée les dames souhaitaient porter ce jour-là, car tout se faisait d’après la volonté des dames.
Ne pensez pas qu’hommes et femmes perdissent de leur temps à se vêtir si élégamment ni à se parer si richement, car les maîtres des garde-robes tenaient chaque matin les habits tout prêts. Les femmes de chambre étaient si expertes qu’en un instant les dames étaient prêtes, habillées de pied en cap. Et, pour se procurer ces vêtements plus commodément, il y avait, près du bois de Thélème, un grand corps de bâtiment, long d’une demi-lieue, bien clair et bien aménagé, dans lequel demeuraient les orfèvres, les lapidaires, les brodeurs, les tailleurs, les fileurs d’or, les veloutiers, les tapissiers et les haute-liciers; chacun y oeuvrait à son métier, uniquement pour le service de nos religieux et religieuses; ils étaient fournis en matières premières et en étoffe par les soins du seigneur Nausiclète, qui leur envoyait chaque année des îles Perlas et Cannibales sept navires chargés de lingots d’or, de soie brute, de perles et de pierreries. Si quelques perles avaient tendance à vieillir et perdaient leur blancheur native, on les rajeunissait artificiellement en les donnant à manger à quelques beaux coqs, comme on donne leur cure aux faucons.
▲
CHAPITRE LVII
Comment était réglé le mode de vie des Thélémites.
Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, donnaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Et toute leur règle tenait en cette clause
FAIS CE QUE VOUDRAS.
Parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu’ils appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice. Quand une vile et contraignante sujétion les abaisse et les asservit, pour déposer et briser le joug de servitude ils détournent ce noble sentiment qui les inclinait librement vers la vertu, car c’est toujours ce qui est défendu que nous entreprenons, et c’est ce qu’on nous refuse que nous convoitons.
Grâce à cette liberté, ils rivalisèrent d’efforts pour faire, tous, ce qu’ils voyaient plaire à un seul. Si l’un ou l’une d’entre eux disait :
« buvons », tous buvaient; si on disait :
« jouons », tous jouaient; si on disait :
« allons nous ébattre aux champs », tous y allaient.
Si c’était pour chasser au vol ou à courre, les dames montées sur de belles haquenées, avec leur fier palefroi, portaient chacune sur leur poing joliment ganté un épervier, un lanier, un émerillon; les hommes portaient les autres oiseaux.
Ils étaient si bien éduqués qu’il n’y avait aucun ou aucune d’entre eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments de musique, parler cinq ou six langues et s’en servir pour composer en vers aussi bien qu’en prose. Jamais on ne vit des chevaliers si preux, si nobles, si habiles à pied comme à cheval, si vigoureux, si vifs et maniant si bien toutes les armes, que ceux qui se trouvaient là. Jamais on ne vit des dames si élégantes, si mignonnes, moins ennuyeuses, plus habiles de leurs doigts à tirer l’aiguille et à s’adonner à toute activité convenant à une femme noble et libre, que celles qui étaient là.
Pour ces raisons, quand le temps était venu que l’un des Thélémites voulût sortir de l’abbaye, soit à la demande de ses parents, soit pour d’autres motifs, il emmenait avec lui une des dames, celle qui l’avait choisi pour chevalier servant, et ils étaient mariés ensemble. Et s’ils avaient bien vécu à Thélème en affectueuse amitié, ils cultivaient encore mieux cette vertu dans le mariage; leur amour mutuel était aussi fort à la fin de leurs jours qu’aux premiers temps de leurs noces.
Je ne veux pas oublier de vous rapporter une énigme que l’on trouva en creusant les fondations de l’abbaye, sur une grande plaque de bronze. La voici telle qu’elle était :
▲
CHAPITRE LVIII
Énigme en prophétie.
Pauvres humains qui le bonheur attendez,
Haut les coeurs ! Et mes paroles écoutez.
S’il est permis de croire fermement
Que, par les astres qui sont au firmament,
L’esprit humain puisse de lui-même parvenir
À prophétiser les choses à venir,
Ou si l’on peut, par une divine puissance,
Du sort futur avoir connaissance,
Au point de sûrement conjecturer
Du lointain avenir le cours et la destinée,
Je fais savoir à qui voudra l’entendre
Que l’hiver prochain, sans plus attendre,
Et même plus tôt, en ce lieu où nous sommes,
Il surgira une race d’hommes
Qui, lassés du repos, dégoûtés de ne rien faire,
Iront d’un libre pas et en pleine lumière
Pousser les gens de toute condition
À s’affronter en rivales factions.
Et si l’on veut les croire et les écouter,
Quoi qu’il doive advenir, quoi qu’il doive en coûter,
Ils feront entrer en conflit, visiblement
Les amis entre eux et les proches parents;
Le fils effronté ne craindra point la honte amère
De se dresser contre son propre père;
Même les grands, de haut lieu sortis
Par leurs sujets se verront assaillis
Et les devoirs d’honneur et de déférence
Perdront alors toute valeur et tout sens
Car on dira que chacun à son tour
Doit s’avancer puis faire demi-tour;
À ce propos, il y aura tant de mêlées,
Tant de combats, de venues et d’allées,
Que nulle histoire relatant grandes merveilles
N’a fait allusion à une agitation pareille.
On pourra voir alors maint homme de valeur
Poussé par l’aiguillon de jeunesse et l’ardeur
Accordant trop de foi à cet appel violent,
Mourir en sa fleur et vivre peu de temps.
Et nul ne pourra délaisser ce labeur
Une fois qu’il y aura mis tout son coeur,
Sans avoir empli par querelles et débats
Le ciel de tumulte et la terre de pas.
C’est alors qu’auront la même autorité
Hommes sans foi et gens de vérité;
Car tous adopteront les positions passionnées
De la foule ignorante, insensée :
Le plus lourdaud sera choisi pour juge.
Oh ! dévastateur et pénible déluge !
Je dis déluge avec de bonnes raisons,
Car ces épreuves ne seront plus de saison
Et la terre n’en aura délivrance
Que quand jailliront en abondance
De soudaines eaux, dont les mieux trempés,
Surpris en combattant, se verront inondés,
Et ce sera bienfait, car à ces joutes occupé,
Leur coeur n’aura pas su épargner
Ces troupeaux d’innocents animaux
Que, de leurs nerfs et de leurs vils boyaux,
Il ne soit pas fait aux dieux sacrifice
Mais objets qui aux mortels rendent service.
Et maintenant je vous laisse à penser
Comment tout cela pourra se passer
Et quel repos, dans une crise si profonde,
Pourra trouver le corps de la machine ronde !
Les plus heureux qui le plus d’elle retireront
De ne la perdre ni la gâcher s’efforceront
Et tâcheront de plus d’une manière
De la détenir et de la garder prisonnière,
Si bien que la pauvre, déchiquetée,
N’aura recours qu’auprès de qui l’aura créée;
Et pour accroître la tristesse de son destin,
Le clair soleil, avant que d’être à son déclin,
Laissera tomber l’obscurité sur elle,
Plus dense qu’en éclipse ou qu’en nuit naturelle;
Elle perdra d’un coup sa liberté
Et sa faveur due au ciel avec sa clarté
Ou pour le moins elle demeurera isolée.
Mais, avant cette chute désolée,
Longtemps elle aura manifesté clairement
Un violent et si grand tremblement,
Que l’Etna ne fut pas tant bouleversé
Quand il fut sur un fils de Titan jeté;
Et c’est moins brusque qu’il faut se représenter
Le mouvement que fit Ischia
Quand Typhée si fort se courrouça
Que dans la mer les monts il précipita.
Ainsi, elle sera mise en peu de temps
En triste état et si souvent cédée
Que même ceux qui conquise l’auront
À leurs successeurs tenir la laisseront.
Alors sera proche le moment propice
Pour mettre un terme à ce long exercice,
Car les grandes eaux dont nous avons parlé
Pousseront chacun à se retirer;
Toutefois, avant de se séparer,
Dans l’air on pourra nettement remarquer
Une grande flamme dont le souffle brûlant
Mettra fin à l’inondation et à l’affrontement.
Au reste, après la conclusion de ces événements,
Les élus retrouveront joyeusement
Tous leurs biens et la manne que le ciel dispense
Et de plus, honorés d’une récompense,
Seront enrichis. Et les autres à la fin
Se retrouveront tout nus. Cette raison est donnée enfin Pour que ces épreuves ainsi terminées
Chacun ait le sort qui lui était destiné.
Voilà les conventions. Il faut révérer
Celui qui jusqu’à la fin pourra persévérer !
Quand la lecture de ce document fut achevée, Gargantua poussa un profond soupir et dit à ceux qui se trouvaient là :
« Ce n’est pas d’aujourd’hui que les gens ramenés à la foi en l’Evangile sont persécutés; mais bienheureux celui qui ne faillira pas et tendra toujours au but que Dieu nous a fixé par son cher Fils, sans en être distrait ni détourné par les tentations de la chair. »
Le moine dit :
« Dans votre esprit, que pensez-vous que cette énigme désigne et représente ?
– Quoi ! dit Gargantua, c’est le cours et la persistance de la vérité divine.
– Par saint Goderan ! dit le moine, ce n’est pas mon interprétation : le style est celui de Merlin le Prophète. Trouvez-y des allégories et des significations aussi profondes que vous voudrez et ratiocinez là-dessus tant qu’il vous plaira, vous et tout le monde. Pour ma part, je pense qu’aucun autre sens n’y est enclos qu’une description du jeu de paume en termes obscurs. Ceux qui poussent les gens à s’affronter, ce sont les organisateurs de rencontres, qui sont en général des amis; après les deux premiers services, celui qui était sur le terrain en sort et un autre y entre. On se fie au premier qui dit si la balle est passée en dessus ou en dessous du filet. Les eaux, ce sont les sueurs; les cordes des raquettes sont faites de boyaux de moutons ou de chèvres; la machine ronde, c’est la pelote ou la balle. Après la partie, on se réconforte devant un feu clair et l’on change de chemise puis on banquette volontiers, mais ceux qui ont gagné le font de meilleur coeur que les autres. Et grand’ chère ! »
Nous espérons que cette lecture de Gargantua t’a été agréable. N’hésite pas à partager ton avis de lecteur en commentaire. Pour aller plus loin:
- Rabelais biographie
- Gargantua (texte intégral et PDF)
- Explication de texte « Abbaye de Thélème