UNE CHAROGNE BAUDELAIRE

Une Charogne Baudelaire. « Une charogne » (texte complet ICI) est un poème de la section « Spleen et idéal » du recueil publié par Charles Baudelaire en 1857: Les fleurs du mal. A l’instar du titre de l’oeuvre, le titre de ce poème en particulier est particulièrement inattendu et transgressif pour l’époque. Notons que ce poème a une forme intéressante car elle repose sur une alternance entre alexandrins et octosyllabes. Ce texte s’inscrit à la fois dans le questionnement sur le spleen mais aussi le traitement de la beauté dans le mal qui fait de Baudelaire un alchimiste (il transforme la boue en or). Nous nous proposons d’effectuer une analyse linéaire organisée autour d’une problématique.

UNE CHAROGNE BAUDELAIRE: PROBLEMATIQUE

Comment Baudelaire trouve-t-il la beauté dans le mal?

une charogne baudelaire : Analyse linéaire

Précisons que pour faciliter le repérage et la lecture de cette explication linéaire, nous avons repéré chaque numéro de strophe à l’intérieur de chaque mouvement.

Une charogne Baudelaire : Découpage en mouvements

  • D’abord, un premier mouvement peut être identifié du vers 1 au vers 8. Il pourrait être intitulé par exemple « Une promenade funèbre ».
  • Puis, un deuxième mouvement (du vers 9 au vers 24). Il semble que ce qui frappe dans ce passage est « le triomphe de la vie », du mouvement. (ce qui est très paradoxal compte tenu du fait qu’il s’agit d’une carcasse).
  • Ensuite, un troisième mouvement s’étend du vers 25 au vers 36. La charogne prend « une dimension artistique », esthétique même. (Là encore, cela peut paraître paradoxal si l’on s’en réfère au titre).
  • Enfin, un dernier mouvement peut être identifié après le décrochement marqué de manière typographique par le tiret, il s’agit donc du vers 37 à la fin du texte. Nous pouvons voir là une forme de morale ou plutôt de « réflexion philosophique sur la mort » et en creux sur la vie.

Premier mouvement (v. 1 à 8) Une promenade funèbre

Strophe 1

  • Tout d’abord, le poème s’ouvre sur une formule très intéressante. celle du memento (souviens-toi). En effet, « rappelez-vous » est une formule qui était déjà présente dans la Bible (nous y reviendrons plus longuement dans le dernier mouvement). De plus, nous constatons que Baudelaire use d’une formule injonctive, une invitation.
  • En effet, à la fin du vers, l’apostrophe « mon âme » permet de lever le voile sur la destinataire principale de cette invitation. La femme aimée. Bien entendu, le lecteur est invité, lui aussi, à faire le voyage mémoriel avec eux.
  • Or, le cadre est posé dès le vers suivant: « ce beau matin d’été si doux ». Il s’agit d’un moment bucolique, une promenade en amoureux. D’ailleurs, ce moment est idéalisé par les adjectifs mélioratifs « beau » ou encore « doux ». Ils sont qui plus est renforcés par la tournure d’intensification « si ». Le lecteur s’attend à l’énumération des caractéristiques idéales de cette promenade après les deux points en fin de vers.
  • Or, le vers 3 apparaît en opposition à l’effet d’attente créé plus tôt mais se trouve en adéquation avec le titre: la découverte de la charogne au détour d ‘un chemin.
  • Il est intéressant de constater que l’adjectif qualificatif « infâme », qui qualifie la charogne, rime avec « mon âme ». Cette rime semble quelque peu ironique. De la même manière, d’ailleurs, que l’autre rime « doux »/ « cailloux ».
  • Effectivement, la première strophe s’achève sur une métaphore de la mort: « un lit semé de cailloux ».

Strophe 2

  • Puis, dans le passage de la première strophe qui reposait sur le thème du cadre naturel, en témoigne le vocabulaire de la nature qui s’étend sur toute la strophe « sentier », « cailloux », nous glissons vers le thème du corps. Nous pouvons ainsi relever les termes « jambes », « suant », ventre ».
  • Or, cette évocation du corps s’inscrit dans la description de la putréfaction: « brûlante, suant, poisons, exhalaisons ». D’ailleurs, cette évocation du cadavre en décomposition se fait à travers l’évocation des sens et en particulier l’odorat.
  • En outre, cette évocation du cadavre prend une forme féminine, en témoigne la comparaison du vers 5: « comme une femme lubrique ».
  • Ainsi, cette évocation du corps de la femme est assorti d’une connotation péjorative et sexuelle. Ainsi, les termes « lubrique, cynique, brûlante ou encore nonchalante » dressent un portrait d’une pécheresse.

Deuxième mouvement (v.9 à 24) le triomphe de la vie

Strophe 3

  • Ensuite, le deuxième mouvement s’ouvre également sur un paradoxe: la rencontre entre la cuisine et la putréfaction, en atteste le vers 9: « le soleil rayonnait sur cette pourriture ».
  • En effet, un lexique culinaire est utilisé: « cuire », « à point ».
  • En outre, la nature occupe une place centrale dans cette rencontre étonnante. Ainsi, l’allégorie, marquée par l’emploi de la majuscule le met en évidence.
  • De plus, chaque strophe est initiée par une référence à la Mère Nature: « le soleil », « le ciel », « les mouches » et enfin « une vague ».
  • Notons également que chacun de ces vers s’articule autour d’une comparaison. (nous le montrerons de manière plus détaillée et spécifique dans la suite de cette analyse linéaire).
  • Par ailleurs, la grandeur de nature comme Tout est mise en évidence par le biais de l’enjambement aux vers 11-12: « Et de rendre au centuple à la grande Nature/ Tout ce qu’ensemble elle avait joint ».

Strophe 4

  • En outre, il convient de souligner le lexique de la putréfaction qui parcourt ce mouvement: « pourriture », « carcasse », « putride », « épais liquide ».
  • Or, cette référence à la pourriture pourrait sembler naturellement corrélée à la mort et à la laideur. Cependant, Baudelaire emploie une comparaison méliorative pour décrire la carcasse: « comme une fleur s’épanouir », comparaison qui n’est pas sans rappeler le titre oxymorique du recueil.
  • Pourtant, la compagne du poète est sujette au dégoût.
  • Ainsi, le poète surprend en mettant en relief la beauté de la charogne mais aussi en la montrant vivante. En effet, l’adjectif « superbe » qui décrit la carcasse doit être entendu au sens étymologique c’est-à-dire orgueilleuse.

Strophe 5

  • La strophe suivante étonne également car elle montre le cycle de la vie dans le sens où de cette carcasse se dégage de nouveau un élan vital. Effectivement, le lexique des insectes: « mouches », « larves » est montré dans une forme d’agitation, de fourmillement.
  • Ce fourmillement semble mis en exergue par la syntaxe, la longue phrase qui s’étend sur toute la strophe mais aussi sur la versification avec le rejet de « de larves » au vers suivant ou encore l’enjambement entre les vers 19 et 20: « De larves, qui coulaient comme un épais liquide/ Le long de ces vivants haillons ».

Strophe 6

  • Enfin, les verbes de mouvements antithétiques « descendait » et « montait » soulignent le mouvement des insectes.
  • Il faut également souligner l’usage à la rime du mot « vague » selon l’usage de l’homonymie.
  • Enfin, ce triomphe de la vie est insufflé par les références au verbe vivre « vivants » (v.20), « vivait » (v.24). D’ailleurs cette vitalité est renforcée par les sonorités de l’allitération en [v]: sur les deux dernières strophes « ventre », « larves », vivants », vague », « vague », « vivait ».
  • Au fond, ce mouvement donne l’impression au lecteur que c’est la beauté de la nature, de son cycle vital que Baudelaire souligne dans ce poème sur la charogne.

Troisième mouvement (v.25 à 36) une dimension esthétique

Strophe 7

  • Constatons d’abord que ce mouvement s’ouvre sur l’emploi de la conjonction de coordination « et » (comme au vers 13 et 37). Cet usage permet à la fois de relier et de créer un effet d’ajout.
  • Ensuite, il convient de constater que ce qui lie fortement ces deux strophes est le thème de l’art. Or, la première porte sur la musique tandis que la suivante porte sur la peinture.
  • En effet, nous pouvons noter l’emploi d’un champ lexical de la musicalité avec : »musique », « eau », « vent », « rythmique ».
  • Ainsi, la musique se trouve inextricablement liée au sens de l’ouïe par le biais de deux comparaisons: « comme l’eau courante et le vent ». Cette première comparaison repose donc sur la référence, une nouvelle fois, à la nature.
  • Ensuite, la seconde comparaison: « Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique agite et tourne dans son vent ». Or, cette image est très rythmique puisque le vanneur secoue le van c’est-à-dire le panier qui lui permet de séparer le bon grain de l’ivraie.

Strophe 8

  • Dans le passage à la strophe suivante un glissement vers la peinture s’opère. Cette transition se double d’une idée d’atténuation: « s’effaçaient », un rêve », ébauche », « souvenir ».
  • Ainsi, à travers ces deux références artistiques, à la musique puis à la peinture, Baudelaire crée un déplacement vers la question esthétique. Notons également que la poésie de Baudelaire montre un rapport au monde par le biais des sens. Ce mouvement s’articule autour de l’ouïe et de la vue.

Dernier mouvement (v. 37-fin) une réflexion philosophique sur la mort

Strophe 9

  • Cette strophe qui s’ouvre par « Derrière les rochers une chienne inquiète/ Nous regardait d’un oeil fâché » marque le retour au cadre prétendument bucolique initial. Autrement dit, nous revenons à la promenade du poète et de sa bien-aimée.
  • La rime « fâché »/ »lâché » met en évidence l’intérêt de cette strophe qui montre bien que la mort se trouve associée à une forme de cynisme. En effet, la carcasse de ce qui fut un être vivant est désacralisé au point de servir de jouer à une chienne.

Strophe 10

  • Les trois derniers vers apparaissent comme une réflexion philosophique, morale par rapport à l’épisode qui précède. D’ailleurs, si la strophe débute par la conjonction de coordination qui prend ici une valeur consécutive, « et », elle est également mise en valeur par l’usage d’un tiret qui permet de faire ressortir ce dernier pan du texte.
  • De plus, ce dernier mouvement, à l’instar du premier, marque le retour à l’adresse directe à sa bien-aimée, en creux aux lecteurs? Ainsi, Baudelaire interpelle directement dans le texte: « Et pourtant vous serez semblable à cette ordure ». Il se fait donc, une fois de plus provocateur, cynique. Le poète nous rappelle selon un memento mori que nous sommes tous destinés à mourir. Rappelons que le memento mori correspond dans la Bible à un rappel de condition mortelle: « souviens-toi, homme, que tu n’es que poussière et que tu retourneras poussière ».
  • D’ailleurs, l’aspect provocateur avec lequel il rappelle à l’homme sa condition passe par un lexique de la putréfaction: « ordure », « horrible infection » est placé à la rime et « infection » porte la diérèse (il dure donc un temps de plus), « ossements », « vermine », « décomposés ».
  • Puis, ce memento mori vient se heurter à un lyrisme surprenant au vers suivant. En effet, Baudelaire scinde le vers en deux apostrophes poétique ancrées dans le thème de la nature: « Etoile de mes yeux, soleil de ma nature ».
  • D’ailleurs, ce vers lyrique se poursuit au vers suivant par une nouvelle apostrophe de la femme aimée qui crée une transition entre l’amour et la religion avec deux termes connotés. « Mon ange et ma passion » sont effectivement des termes qui relèvent à la fois du vocabulaire amoureux et de celui de la religion. Précisons que le mot « passion » est particulièrement mis en relief par sa position à la rime (avec infection!), par la diérèse (comme infection) et par le point d’exclamation. D’ailleurs nous savons à quel point la passion est connotée de manière négative dans la littérature, pensons à toute la tradition classique, à l’instar de Phèdre.

Strophe 11

  • Ensuite, cet adverbe, « oui » apparaît comme une provocation. En effet, le mot est à l’ouverture du vers, isolé. De plus, la tournure exclamative le renforce.
  • Puis, Baudelaire se projette dans l’avenir. Effectivement, il emploie le futur de l’indicatif comme dans: « serez » ou encore « irez ». Il annonce donc à sa bien-aimée un futur inéluctable.
  • D’ailleurs, ce cynisme du « oui » apparaît dans la suite de ce vers. Ainsi, la comparaison « telle vous serez, ô, la reine des grâces ». En effet, l’apostrophe pourrait paraître méliorative mais ce qui suit est en opposition.
  • En effet, les vers qui suivent portent tous une évocation de la mort. Au vers 42, il s’agit d’une évocation religieuse: « après les derniers sacrements ».
  • Puis, la proposition subordonnée conjonctive qui suit: « quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses » est plus pragmatique. D’ailleurs, la rime entre « grâces » et « grasses » ne manque pas d’ironie.
  • Enfin, le vers qui clôt cette strophe fait une fois de plus référence à la mort. A travers l’infinitif « moisir », il évoque la question de la putréfaction.
  • Il faut souligner également l’usage d’une allitération en [s] et [z]: « serez », « grâces », « sacrements », floraisons grasses », moisir », « ossements ». Les mots qui portent cette sonorité font le lien entre la mort, la religion et la putréfaction.

Strophe 12

  • Une fois encore, le poète se fait subversif. Ainsi, l’apostrophe « ô ma beauté » dans la première partie du vers semble rompre avec l’évocation de la vermine à la rime.
  • D’ailleurs, il va plus loin dans le cynisme et la provocation au vers suivant, 46. En effet, la proposition subordonnée relative « qui vous mangera de baisers » est une façon provocatrice d’évoquer la mort de la femme aimée.
  • Il reprend au vers final cette provocation. Dans le groupe nominal « amours décomposés », elle se renforce par l’exclamative.

Une charogne Baudelaire: conclusion

Ainsi, à travers ce long poème, Baudelaire se livre à un faux poème lyrique. En effet, la promenade amoureuse se transforme en provocation cynique. Le poète évoque la mort de sa bien-aimée de façon répugnante, sordide. Pourtant, à travers l’écriture poétique, il parvient à transfigurer la laideur en beauté sonore. Faut-il voir dans ce poème un memento mori? Un carpe diem rappelant en creux qu’il faut profiter de l’instant présent car la jeunesse et l’amour ne sont pas éternelles?

Une charogne Baudelaire: Nous espérons que cette explication linéaire complète a pu t’aider. N’hésite pas à nous le dire dans les commentaires.

D’autres fiches pour aller plus loin:

Dissertation sur Baudelaire alchimiste (la boue en or)

Commentaire composé « l’albatros »

-Synthèse sur le spleen baudelairien

explication linéaire « une charogne »

Explication linéaire « Spleen » (Quand le ciel bas et lourd)

-Une sélection réduite de poèmes pour étudier Les fleurs du mal (dissertation)

Explication linéaire « Correspondances »

Biographie de Charles Baudelaire

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